Évoquer le passé, se plonger dans les souvenirs familiaux, s’offrir un voyage mémoriel aux racines d’un combat féministe partagé entre père et fille. Une histoire personnelle qui cesse de l’être puisqu’elle marque le début d’un engagement en faveur de l’égalité et de l’universalité des droits humains. Quelle aventure !
Ce matin-là, mon père m’avait déposée en voiture à l’université. Fait rarissime. En général, je me débrouillais seule. Prendre l’autobus était un cauchemar dont je voulais m’épargner les humiliations et les supplices, infligés par les frustrés du zizi qui ne ménageaient aucune « femme » de 9 à 99 ans ! Dans l’autobus tout comme dans la rue, nous devenions toutes des boules glandulaires, des amas de chair. Il fallait être au garde-à-vous en permanence. À l’automne 1990, j’entamais ma première année de sciences exactes. Je venais de fêter mes 18 ans. Je sortais d’une épreuve douloureuse. Mon corps avait craché du sang comme jamais auparavant. Je me remettais difficilement de cette douleur qui me propulsa, soudainement, dans le monde des femmes marqué par le silence, les non-dits, la honte du corps, le tabou de la sexualité et l’interdit des lois. Chez nous, une simple broutille peut devenir, très vite, une affaire d’État. La sexualité des femmes est une affaire politique et son contrôle relève de la pathologie collective. Pourtant, Oran suggère la nudité et l’abandon de soi avec ses boulevards européens, son théâtre rococo, ses cascades de bougainvilliers, ses allées de palmiers qui mènent tout droit sur le front de mer. Cet été-là, j’avais effleuré le bonheur. J’avais tant aimé dans le clapotement des vagues face au soleil, doux et brûlant ! Aimer ? Et puis quoi encore ! Lorsqu’une femme s’approprie son être, l’État, la mosquée et la société font bloc contre elle. D’ailleurs, ce n’est plus une femme. C’est une moins que rien. Une putain !
C’est ma fille, oui ou non ?
Mon père, redoutable bouclier, était là, à mes côtés. Il n’y avait que lui pour alléger ma peine, me redonner la force, l’espoir, le courage. Ce matin-là, comme tous les autres jours d’ailleurs, il faisait obstacle à tous ceux qui entravaient ma marche vers l’émancipation. « Laissez-la vivre, merde ! C’est ma fille, oui ou non ? » Non, mon père n’a pas dit cela. C’est pourtant ce que j’avais compris. Dans les circonstances, les mots étaient vains. Sa seule présence me suffisait. À deux, que de combats avons-nous menés… et gagnés !
À commencer par ceux de la petite école, lorsqu’on voulait me faire réciter le Coran de force. J’avais 5 ans, je ne savais ni lire, ni écrire, ni compter. Peu importe ! Il fallait éructer le texte sacré, se mettre debout, hurler, vociférer, haïr. Jamais ! Non, pitié ! Je luttais à mon corps défendant, ma tête, enveloppée dans mes bras, se réfugiait sur le pupitre. Affolée, mon enseignante convoqua mon père. « Elle souffre d’une grave déficience », lui confiat-elle. « Je le sais, je le sens. Elle n’a pas l’attitude qu’il faut. » Bon. Mon père prit une grande respiration. « Foutez-lui la paix avec vos bondieuseries, merde ! C’est ma fille, oui ou non ? » Non, encore une fois, mon père n’a pas dit cela. Mais c’est tout comme. « Elle est si jeune. C’est la plus jeune de sa classe, n’est-ce pas ? Peut-être lui faut-il un peu plus de temps pour intégrer toutes ces notions », insista-t-il. « Donnez-lui encore une petite chance. Vous savez qu’elle parle quatre langues ? »
Que de fois mon père s’interposa entre la bêtise et moi ! Lui, il essayait toujours de tout dédramatiser. Et moi, je faisais semblant que rien ne m’atteignait. Nous restions imperturbables. Était-ce notre façon de résister ? Bien entendu, rien de tout cela ne se faisait sans souffrance. Qu’importe, avec mon père, nous faisions équipe. Nous étions deux. Deux infatigables rebelles.
Une éducation à l’émancipation
Mon père ne se battait pas seulement pour moi, il se battait pour toutes les femmes. Il était l’un des rares à capter cette révolte sourde qui grondait en chacune de nous. À l’université où il a longtemps assumé des fonctions de direction, il était le confident, le conseiller, le médiateur. Fait assez remarquable à l’époque, il poussait les femmes à occuper des postes de responsabilités. Lorsque arrivait le 8 mars, il faisait de cette journée de célébration un moment solennel d’échange et de reconnaissance. Et ça commençait, tôt le matin, par une distribution de fleurs qu’il commandait la veille chez son fleuriste du marché Michelet.
Si, pour mon père, l’éducation allait de soi avec l’indépendance financière, l’émancipation sexuelle et la liberté individuelle, d’autres ne le voyaient pas du tout du même œil. Et ils étaient nombreux, dans cette Algérie post-indépendance où l’islam était religion d’État, à s’étouffer juste à l’évocation de ce parfum de liberté au féminin. L’émancipation des femmes devait passer par la case du politique. Mon père militait ardemment (et il milite toujours) pour l’abrogation des lois religieuses qui régissent le statut des femmes (le Code de la famille de 1984) et pour la séparation des pouvoirs politique et religieux (article 2 de la Constitution). Ces luttes devenaient cruciales au début des années 1990. Nous n’avancions plus. Nous reculions. Les femmes faisaient l’objet de prêches religieux enflammés et violents.
Libérez les femmes ! Libérez les hommes !
Dans l’enthousiasme qui a suivi l’avènement du multipartisme en 1989, la voix d’Ali Belhadj, le numéro 2 du Front islamique du salut (FIS), a retenti soudainement comme un éclat de tonnerre, nous rappelant la responsabilité ultime de notre existence : « Le lieu naturel de la femme est le foyer », affirmait-il dans une interview au quotidien Horizon. « La femme n’est pas une reproductrice de biens matériels, mais reproduit cette chose essentielle qu’est le musulman. » Voilà qui avait le mérite de la clarté ! Nous n’allions tout de même pas leur céder le pouvoir sans opposer de résistance ? Les arrêter n’a pas suffi.
Pour libérer les femmes, il faut libérer les hommes. La véritable révolution se fera avec eux dans nos lits, dans nos maisons, dans nos rues, dans nos quartiers et dans nos lieux de travail. Les femmes n’auront plus peur de prendre l’autobus le matin, les frères ne seront ni les espions ni les bourreaux de leurs sœurs, la police des mœurs, celle qui fait le tour des parcs et guette les sorties des restaurants pour faire la chasse aux couples, sera bannie, l’homme ne se sentira plus obligé de bastonner sa femme pour prouver sa virilité, la femme n’aura plus besoin de tuteur pour se marier. Et si elle ne le souhaite pas, elle aura la possibilité de vivre autrement.
Pour moi, la révolution a commencé il y a longtemps grâce à mon père, ma lucarne sur le monde, ma fantaisie, mon ballon d’oxygène, mon caviar. Merci papa !