Espace de libertés | Mars 2020 (n° 487)

Critique d’une mort annoncée


Libres ensemble

Théoricien fécond, penseur de la « critique de la valeur », du fétichisme de la marchandise, héritier et spécialiste du théoricien militant révolutionnaire Guy Debord, Anselm Jappe est l’auteur d’essais décisifs sur la société capitaliste et la pensée situationniste. Il interroge les moyens à mettre en œuvre afin de nous arracher à la dynamique régressive et autodestructrice qui nous dessine un horizon létal.


Au nombre des questions que soulève Anselm Jappe, des problématiques reviennent avec insistance : comment produire de nouvelles formes de subjectivité qui proposent une alternative radicale au règne contemporain d’un sujet narcissique, fétichisant la marchandise ? Comment des mentalités acquises à une vision productiviste et consumériste de la vie peuvent-elles se déformater ? Comment rendre compte, au niveau des structures psychiques, des réflexes de crainte que suscitent chez certains sujets la perspective pourtant salutaire et vitale d’une rupture avec le système actuel ? Ou encore, par-delà la décroissance, par-delà la désobéissance civile, quelles sont les voies aptes à opposer un contre-feu à la pulsion de mort qui régit nos sociétés qu’il qualifie d’ »autophages » ? La figure par laquelle Anselm Jappe caractérise nos sociétés contemporaines est celle du roi Erysichthon qui, puni pour sa malveillance, son outrage à la nature, fut condamné à une faim insatiable. Une faim qui le poussa à se dévorer lui-même.

Quels sont les leviers politiques, économiques, conceptuels qui nous permettent de sortir du capitalisme, de la société marchande, de riposter de façon inventive à la crise sociale et environnementale ?

Regardons, pour commencer avec l’actualité, les grèves et les manifestations qui ont lieu depuis un mois et demi en France pour protester contre la « réforme » des retraites : si les grévistes sont relativement peu nombreux, ils reçoivent en revanche un large soutien dans la population. Cela arrive parce que l’enjeu dépasse beaucoup la question des retraites : il y a une exaspération généralisée. J’ai entendu dire à des personnes qui avant n’avaient jamais montré le moindre intérêt pour la politique qu’il fallait « un nouveau 68 ». Mais malheureusement, cela ne signifie pas forcément que nous sommes à la veille d’une révolution : même les protestataires continuent en général à tabler sur de simples modifications du système économique et politique existant. Pourtant, on voit chaque jour que ce système n’a plus aucune marge de manœuvre : même face à l’imminence d’une catastrophe écologique, aucune mesure n’est adoptée dès qu’elle pourrait léser le moindre intérêt économique. Regardez la question des pesticides, regardez les feux en Australie. Et si l’on ne parvient même pas à de tout petits pas – qui, de toute manière, seraient absolument insuffisants –, alors comment affronter la véritable question : sortir du capitalisme, du marché, de l’État, de l’argent, du travail, de l’économie ? Même si l’humanité a vécu très longtemps sans ces formes de vie, nous les avons désormais intériorisées à tel point que l’idée d’en sortir crée une panique aussi chez ceux qui se proclament des adversaires de ce système. On préfère alors souvent l’attente d’une catastrophe : le livre Effondrement de Jared Diamond, publié en 2005, continue à être un best-seller.

Nous sommes-nous résignés ?

Une autre forme témoignant d’une telle résignation suicidaire est le succès des partis populistes dans le monde entier. La vague conscience qu’il est devenu impossible de continuer le mode de vie créé par le capitalisme industriel peut aussi déboucher sur un ressentiment énorme, aux cibles interchangeables, et qui constitue aujourd’hui la tonalité affective dominante. Elle alimente les politiques de la droite. Aucune analyse rationnelle ou économique ne peut expliquer les triomphes de Trump, de Johnson, de Salvini, de Bolsonaro – ils gagnent en mobilisant des ressentiments et même en promettant, implicitement, d’accélérer la catastrophe et de rapprocher la fin, ce qui résoudra tous les problèmes. On peut souvent déceler un désir inconscient que tout se termine bientôt. Une forme de « pulsion de mort » semble bien le dernier mot du capitalisme. Elle était cependant déjà contenue dans sa structure de base : l’auto-multiplication de l’argent à travers le travail, un processus vide de contenu et de sens qui met le monde entier dans le broyeur afin de continuer l’accumulation du capital. Cette indifférence structurelle de la logique capitaliste abstraite pour le monde réel se retrouve finalement dans les psychologies des individus contemporains.

Au niveau des structures psychiques, comment expliquez-vous chez certains sujets les réflexes de crainte que suscite la perspective pourtant salutaire et vitale d’un monde rompant avec le système actuel ?

George Bush père a dit en 1992 : « Le mode de vie américain n’est pas négociable. » En vérité, le monde entier – ou presque – pense la même chose, y inclus ceux qui simplement aspirent à arriver un jour à ce mode de vie. Un vrai changement positif arrivera seulement avec une renonciation massive et globale à ce mode de vie. Il est trop facile d’attribuer tous les maux du monde aux gouvernements, aux banques, aux Américains, aux « eurocrates », aux lobbies industriels, pour ne pas parler de ceux qui les attribuent aux migrants ou aux Juifs. Il faudra passer à une autre forme de civilisation, et ce, assez vite. Il vaudra mieux effectuer l’inévitable sortie du capitalisme industriel de manière raisonnée et ordonnée plutôt que d’attendre d’y être forcés au milieu d’un collapse économique, écologique, culturel et psychologique. Cela ne signifie cependant pas nécessairement vivre pire qu’aujourd’hui. Une des incitations au changement sera la découverte qu’on vit mieux en renonçant à la consommation à outrance, au pouvoir sur les autres, à la concurrence perpétuelle, à la vitesse. Mais rien ne permet de savoir à l’avance si ce sera la pulsion de vie ou la pulsion de mort qui va prévaloir. Dans les zones sinistrées du monde, il y a ceux qui tentent de relancer l’agriculture, et il y a ceux qui prennent un fusil pour voler, asservir ou tuer leurs voisins.

Pouvez-vous exposer votre analyse qui place Descartes – son dualisme, sa séparation entre le cogito et le monde, l’arraisonnement d’une nature exploitée ensuite jusqu’à son épuisement, les « animaux-machines » – en point de départ de la logique prédatrice de la raison instrumentale qui nous gouverne ?

Il est tout à fait insuffisant, comme le font presque toutes les nuances de la gauche, d’inculper le seul néolibéralisme. Celui-ci n’est qu’un stade particulier du capitalisme pluriséculaire, qui est une société basée non seulement sur l’exploitation et la domination, mais plus spécifiquement sur l’existence de la valeur marchande, de l’argent, du travail dans sa double nature : abstrait et concret. Pour comprendre cette société, il faut en étudier la genèse historique, qui a duré des siècles. Descartes en a été un des penseurs principaux : il préconisait la domination de la nature extérieure à travers la domination de la nature intérieure de l’homme, en indiquant la véritable essence de l’homme dans une pensée totalement désincarnée opposée à un monde qui n’est qu’une projection du moi. Il a ainsi donné une première formulation du narcissisme, des siècles avant le triomphe général de cette pathologie.

A photo shows a residential area where was flooded as the banks of Chikuma River collapsed in Nagano City, Nagano Prefecture on October 15, 2109. Typhoon Hagibis, a powerful super typhoon, made a landfall in Japan on Oct. 12th, and caused huge damage in wide area of Japan. Local residents were struck dumb with surprise. ( The Yomiuri Shimbun )

On voit chaque jour que le système politique actuel n’a plus aucune marge de manœuvre, même face à l’imminence d’une catastrophe écologique. © Hiroto Sekiguchi/The Yomiuri Shimbun/AFP

 Quels sont les outils légués par Guy Debord qui nous sont utiles pour entamer un tournant au-delà du capitalisme ? Cela implique-t-il une révolution de nos façons de vivre, de penser, d’agir ?

Guy Debord a proposé une critique globale, totale du capitalisme, qui inclut aussi celle de l’aliénation de la vie quotidienne, réduite à la contemplation passive des décisions prises ailleurs – c’est le « spectacle », qui va bien au-delà des seuls médias. Il a fortement contribué à dépasser la mainmise stalinienne sur les mouvements anticapitalistes, mais aussi à la redécouverte des aspects oubliés de la théorie de Marx, comme la critique de la marchandise. En outre, Guy Debord a donné l’exemple d’une vie qui n’a pas accepté de compromis avec la société qu’il détestait. Et en menant l’Internationale situationniste, il a démontré qu’on peut combattre le spectacle efficacement même avec un petit nombre de personnes, si l’on choisit bien ses stratégies et si les circonstances sont favorables. Et cela, sans apparaître sur la scène du spectacle.