Espace de libertés | Mars 2020 (n° 487)

Se diviser pour mieux lutter ?


Dossier

Selon une partie du mouvement féministe, la lutte pour l’égalité nécessite le recours à des moments et des lieux « hommes non admis ». Car leur position de dominant empiéterait forcément sur la capacité des femmes à se raconter, à se connaître et à s’émanciper. La non-mixité est-elle un sexisme inversé ou l’outil indispensable à la libération de la parole des femmes ?


Dans les années 1960, les Noirs américains en pleine lutte pour leurs droits civiques décident de fermer la porte de certains de leurs rassemblements aux Blancs. Une décennie plus tard, dans la deuxième vague du féminisme, c’est le MLF (Mouvement de libération des femmes) qui, le premier, pratique des assemblées non mixtes uniquement réservées aux femmes. Un temps délaissée au profit de discours plus inclusifs, la non-mixité est de nouveau revendiquée par plusieurs associations féministes, qui voient en cet outil la condition préalable à toute émancipation et lutte contre la domination masculine. À l’heure des savoirs globalisés et d’une prise de conscience féministe renouvelée par le mouvement #MeToo, ce modus operandi excluant en choque certains. Pour ses détracteurs, le changement vers l’égalité des sexes se fera ensemble ou ne se fera pas.

Les espaces non mixtes sont avant tout un moyen et non une fin.

Pleinement ancrée dans le fonctionnement de l’association Vie féminine – dont les ateliers d’éducation permanente sont uniquement consacrés aux femmes –, la non-mixité s’avère parfois contre-intuitive, même au sein de son équipe. « Quand nos animatrices sont jeunes et ont un parcours féministe bien assumé, la non-mixité n’est pas toujours une évidence », observe Aurore Kesch, présidente de l’ASBL. Elle-même raconte comment, à ses débuts dans l’association, elle peinait à envisager en quoi la présence d’hommes pouvait entraver la parole des femmes. Ses années d’expérience l’ont finalement convaincue de la nécessité absolue des espaces non mixtes : « Il faut comprendre à quel point la majorité des femmes ne sont pas toujours prêtes à décoder les éléments discriminants de notre société patriarcale. Elles cumulent souvent plusieurs précarités, et la plupart ne sont pas prêtes à revendiquer ses droits en présence d’hommes. » Les réunions non mixtes seraient donc le meilleur moyen trouvé jusqu’ici pour assurer l’inclusion de toutes les femmes dans la lutte féministe.

Parler pour décoder

La présence exclusive de femmes faciliterait plusieurs processus, selon Vie féminine. La prise de parole d’abord. « On l’a constaté d’expérience, dès que des hommes sont présents, ils ont tendance à prendre toute la place. En tant qu’animatrice, j’arrivais sans difficulté à m’imposer, mais je dépensais une énergie incroyable à essayer de faire parler les autres femmes », poursuit la présidente de l’association. Vient ensuite le tour de la prise de conscience et du décodage des mécanismes de domination, également rendus possibles par l’absence d’hommes.

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« La question des violences conjugales, par exemple, surgit très fréquemment lors de nos ateliers. Cela ne se produit pas si un homme est présent – même s’il est féministe –, car il représente la catégorie de personnes qui fait souffrir la femme qui se confie. Comment pourrait-elle décoder un système d’oppression assise à côté de personnes qui représentent, parfois malgré elles, l’oppresseur ? » interroge Aurore Kesch.

Un outil «communautariste »

La dialectique de l’oppresseur et de l’opprimé est au cœur de la lecture sociétale avancée par le principe de non-mixité. La féministe Gisèle de Meur, l’une de ses farouches opposantes, estime pour cette raison que celui-ci « étend le conflit à ceux qui ne sont pas concernés. En partant du postulat que nous sommes ennemis les uns des autres, on crée de l’animosité, de la crispation et on n’avance pas dans la bonne direction. » La présidente du Groupement belge de la porte ouverte (pour l’émancipation économique de la travailleuse)1 envisage la domination masculine comme un phénomène davantage « induit, voire encouragé par la société », plutôt qu’individuel : « Il allait donc de soi que notre mouvement soit ouvert à tous les féministes, hommes et femmes. » Même dans le cas des violences sexuelles, la non-mixité, qu’elle juge « communautariste », ne trouve pas grâce à ses yeux. « En particulier pour les violences, il faut que les hommes entendent ces faits de la bouche des femmes pour bien les comprendre. Comment changer s’ils ne peuvent pas écouter ? » assène Gisèle de Meur. Au sein du Groupement de la porte ouverte, les hommes sont « minoritaires », mais « bienvenus ». Quant au partage de la prise de parole, « il n’a jamais posé de problème » : « Nos membres, hommes et femmes, sont suffisamment émancipés pour ne pas être embarrassés par la présence de l’autre sexe. » Disant cela, la présidente appuie néanmoins l’hypothèse d’Aurore Kesch, selon qui le succès de la mixité dépend d’un certain niveau préalable d’émancipation féministe : « Les femmes de notre groupe avaient une personnalité solide, elles savaient se faire entendre », reconnaît Gisèle de Meur.

Quelle place pour les hommes ?

Sa position tranchée a valu au groupement plusieurs prises de bec au sein du mouvement féministe belge. Gisèle de Meur ne mâche pas ses mots : elle déplore la tendance « victimaire » de nombreuses associations féministes, plus tournées vers le passé que vers le changement et empreintes « de méfiance et de désir de revanche ». « Tout cela, y compris la non-mixité, donne une très mauvaise image du féminisme », juge-t-elle.

La preuve ? Malgré le mouvement #MeToo, trop nombreuses sont les femmes qui font encore la grimace à la question : « Êtes-vous féministe ? » « Le féminisme est toujours un gros mot », confirme Aurore Kesch. « Il faut le dépoussiérer et le débarrasser de tout ce qui a été collé dessus, notamment une forme de radicalité mal comprise. Beaucoup de gens pensent toujours qu’être féministe, c’est être contre les hommes, alors que c’est uniquement le rejet du patriarcat. »

Si la question de la mixité électrise les débats au sein du mouvement féministe, elle est aussi le signe que celui-ci vit, se nourrit et se transforme. Ses adeptes et ses adversaires semblent s’accorder sur un point : les espaces non mixtes sont avant tout un moyen et non une fin.

La fin – l’égalité des sexes dans la société – questionne, elle aussi, la place des hommes. Peuvent-ils être les alliés proactifs des femmes ou devraient-ils se contenter de les écouter plus passivement qu’ils n’ont été éduqués à le faire ? « Bien sûr que les hommes peuvent aider les femmes. Avec #MeToo, on a vu des réactions d’hommes magnifiques, incitant les autres à se taire, à ne pas prendre les choses personnellement et à écouter les femmes », soulève Aurore Kesch. « Mais on a aussi vu beaucoup d’hommes s’auto-justifier ou s’auto-congratuler de ne pas être des prédateurs et du coup reprendre toute la place. » Pour la présidente de Vie féminine, le changement inclut forcément les hommes, mais peut-être pas à la place d’avant-plan que ceux-ci souhaiteraient ou à laquelle ils sont habitués.


1 Association féministe née dans les années 1930 qui a commencé par se battre pour l’égalité par le travail rémunéré, avant d’inclure à son combat féministe d’autres dimensions comme la lutte contre les violences, l’éducation, la liberté sexuelle…