Les hommes ont-ils leur place dans le combat pour les droits des femmes à l’égalité ? Quels sont les points aveugles de cette autre face du féminisme qui la leur refuse ? La mixité est-elle toujours vecteur d’égalité ? Et la non-mixité un indice de repli sur soi ? Quelques réflexions pour situer les enjeux de ce débat, qui ne fait que commencer…
Pour entamer ces réflexions, un petit retour sur l’histoire du féminisme belge définit le cadre dans lequel le combat pour les droits des femmes a pu se développer, à partir du xixe siècle. Sans instruction, privées d’accès structuré à la pensée et à la parole, elles n’ont donc pas de pouvoir ni de place dans la société, sinon celle de potiches, une aiguille à la main dans le meilleur des cas, le balai et les casseroles dans d’autres, quand ce n’était pas les hottes à charbon sur le dos.
Les enjeux de l’instruction…
C’est pourquoi la première forme de discrimination à laquelle les pionnières féministes se sont attaquées est la différence d’instruction entre les filles et les garçons. Chez nous, Isabelle Gatti de Gamond crée en 1864 le premier cours – payant – d’éducation pour jeunes filles dans un vieil hôtel acquis par la Ville de Bruxelles. L’école va se développer grâce à… des hommes. Et pour cause, car comment agir quand on n’a ni moyen financier, ni pouvoir politique ? En 1878, grâce à l’aide précieuse du bourgmestre Charles Buls, des éminences venues de l’ULB, comme Léon Vanderkindere ou Hector Denis, enseignent au sein de la section regenda. Soutenue par Émile André, Isabelle Gatti de Gamond ouvrira ensuite aux femmes les portes de l’Université. Grâce à ce vivier de femmes diplômées, le féminisme belge s’organise peu à peu autour de ces femmes volontaires et socialement privilégiées.
… et de l’accès à la profession
Car si de nombreuses femmes travaillent, dans les villes et dans les campagnes, les professions les mieux rétribuées sont jugées dangereuses et immorales pour les femmes. Celles qui vont briser le tabou et ouvrir la voie aux métiers les plus interdits se nomment Isala Van Diest (1842-1916) – première femme autorisée à pratiquer la médecine en Belgique – et Marie Popelin (1846-1913), élève d’Isabelle Gatti de Gamond, qui obtient son diplôme de droit à près de 40 ans en 1888. Comme aucune cour ne consent à l’entendre prêter le serment d’avocate, elle saisit la justice mais perd ses procès en appel et en cassation. Cela va provoquer une mobilisation sans précédent et, dans la foulée, la création, en 1892, de la première association féministe structurée en Belgique, la Ligue belge du droit des femmes. Autour d’Isala Van Diest et Marie Popelin, on trouve son avocat Louis Frank, ainsi qu’Henri La Fontaine et sa sœur Léonie, Hector Denis et sa femme Joséphine, mais aussi Paul Otlet qui concourt à créer la première bibliothèque féministe. Le premier féminisme belge est donc aussi celui de ces hommes de bonne volonté. Si le 30 janvier 1905, il y a tout juste cent quinze ans, ces pionnières ont créé le Conseil national des femmes belges (ancêtre du CFFB), il faut se rendre à l’évidence : rien n’aurait été possible sans le soutien, moral, politique et financier, de ces hommes, pères, maris, frères ou amis.
Exclure les hommes ?
Ce rappel est utile car il éclaire les enjeux d’un débat qui oppose aujourd’hui les féministes dites « universalistes » à celles qui rejettent toute présence masculine. La non-mixité, si elle peut choquer par son caractère radical, est cependant souvent nécessaire, dans certains lieux, certaines circonstances, certains débats. Nécessaire, parce que l’élaboration d’une prise de position doit se faire dans un lieu sûr, avec celles qui sont concernées dans leur chair et leur intimité par les questions soulevées. Mais rien n’empêche ensuite de mutualiser les objectifs et de permettre à ceux qui les soutiennent de se joindre aux actions à mener. On les voit de plus en plus dans les manifestations, moins dans les colloques. Car si le regard a changé sur la place des femmes dans la société, nous n’en avons pas fini avec l’idée que, quand on parle des femmes, cela ne concerne qu’elles. C’est là que le bât blesse. Car le paradoxe saute aux yeux : pendant des décennies, sinon des siècles, les féministes ont voulu faire prendre conscience au monde que les violences – structurelles, institutionnelles, économiques, sociales et sexuelles – ne devaient pas être combattues uniquement par les femmes puisqu’elles concernent la société tout entière. Ce ne sont pas des « histoires de bonnes femmes » ! Et quand enfin les efforts de celles qui nous ont précédées portent leurs fruits, que des courageuses se lèvent en nombre contre les agresseurs et les violeurs, que les instances de décision rendent les armes devant nos exigences de parité, plusieurs tendances au sein des mouvements féministes refusent toute interaction avec les hommes. Cela se traduit par des groupes de discussions non mixtes, une privatisation de l’espace public, des piscines ou des salles de sport, comme aussi, entre autres, des formations à la self-défense, non mixtes.
De l’égalité à la suprématie
Une carte blanche, publiée l’an dernier à l’occasion de la Journée internationale des femmes, posait clairement la question : « Une certaine partie du mouvement féministe ne se trompe-t-elle pas de combat ? »1 Elle relayait ainsi ces inquiétudes sur les orientations que semble prendre une certaine partie du mouvement féministe, délaissant progressivement la quête de l’égalité hommes-femmes pour celle de la suprématie des femmes sur les hommes, de la prise de pouvoir sur l’homme, parfois dans un esprit revanchard et dans une optique d’opposition.
Il faut reconnaître que l’histoire ne nous a pas forcément appris à faire confiance à cette moitié de l’humanité qui, partout et en tout temps, a continué à prendre le dessus, consciemment ou non, et à bénéficier de cette « culture de la domination » qui, indéniablement, traverse les lieux et les époques. Quoique… En octobre 2014, bien avant le développement viral de #MeToo en 2017, l’objectif de la campagne HeForShe (« lui pour elle ») lancée par ONU Femmes était d’impliquer les hommes et les garçons dans le combat pour l’égalité des sexes et les droits des femmes, en les encourageant à prendre des mesures contre les inégalités. Si l’objectif d’impliquer un million de garçons et d’hommes avant juillet 2015 à l’aide d’un géolocalisateur mondial n’a pas été atteint, il n’en reste pas moins que, sur le plan collectif comme dans les implications de la vie quotidienne, l’égalité ne se fera pas contre mais avec les hommes. En tout cas avec ceux qui, de plus en plus nombreux, soutiennent un projet de société dans lequel, s’ils perdent sans aucun doute certains avantages, ils seront heureux que filles et femmes puissent vivre et se développer sans peur des violences et dans un espace qui leur donne toutes leurs chances.
1 Sous la plume de Marie Michotte, vice-présidente du Parlement jeunesse de la FWB, « Une certaine partie du mouvement féministe ne se trompe-t-elle pas de combat ? », opinion mise en ligne sur www.levif.be, le 8 mars 2019.