Espace de libertés | Mars 2020 (n° 487)

Multilatéralisme : mort cérébrale ou analyse tronquée ?


International

Fin 2019, l’OTAN a soufflé ses 70 bougies, alors que les Nations unies fêtent leurs 75 ans cette année. Des institutions internationales qui sont au cœur des relations multilatérales entre États, depuis le siècle dernier. À l’époque, leur création engendrait l’institution d’un nouvel ordre mondial, mais aussi de normes relationnelles. Ce cadre ayant depuis lors été bousculé, voire malmené à diverses reprises, l’on peut s’interroger sur l’état et l’avenir des relations multilatérales aujourd’hui. L’encéphalogramme est-il vraiment plat ?


« L’OTAN, en état de mort cérébrale » : la petite phrase assassine lancée par Emmanuel Macron, à la fin de l’année dernière, avait remué la toile des acteurs-clés qui tissent les relations multilatérales depuis près d’un siècle, bientôt septante-cinq ans pour les Nations unies, dont la charte a été adoptée le 26 juin 1945, et sept décennies pour l’OTAN. Deux institutions internationales de premier plan, nées sur les cendres de la Seconde Guerre mondiale. Leurs réalités et leurs missions ont bien évolué depuis, car le nouvel ordre mondial, restauré dans un contexte d’après-guerre avec un cadre, des idéaux et les influences des grandes puissances de l’époque, ne pouvait demeurer figé. Mais force est de constater que l’aura et la légitimité accordée à ces instances peuvent sembler vacillantes aujourd’hui. « D’une part, la charte elle-même est un instrument qui a 75 ans et qui n’est pas toujours adapté aux nécessités d’aujourd’hui. D’autre part, effectivement, l’engagement multilatéral de certains pays, en particulier des grands pays, n’a pas toujours résisté à l’épreuve du temps, et le principe de souveraineté y a parfois repris force », explique Bénédicte Frankinet, ambassadrice honoraire belge et ancienne représentante permanente auprès de l’ONU. « Il y a un siècle et demi, nous avons observé un processus d’institutionnalisation à travers le monde, tous les secteurs se voient alors couverts par une organisation, ce qui entraîne une phase de progression des normes, suivie par une phase de régression, et aujourd’hui, de blocage », nuance d’emblée Guillaume Devin, professeur de relations internationales à Sciences Po. « Cela signifie qu’il n’y a jamais eu d’âge d’or du multilatéralisme. Cela a toujours été un processus erratique, confronté à différentes grosses crises comme celle de la guerre froide, du clivage Nord/Sud, entre autres. »

Le «bad job » trumpien

Si l’on s’interroge davantage aujourd’hui sur la santé du multilatéralisme, c’est certainement à la suite des désaffections en série des États-Unis de Trump de différentes grandes organisations ou accords multilatéraux, dont l’Unesco et le Conseil des droits de l’homme de l’ONU. On se rappellera encore que le tonitruant président américain a également claqué la porte de l’Accord de Paris sur le climat, de l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien, de même que le partenariat transpacifique, un traité de libre-échange avec l’Asie-Pacifique. Une tactique en phase avec son obsession pour l’America first, mais qui semble aussi relever de ses valeurs toutes personnelles et de la vision que le Président se fait de notre monde (climatosceptique, avec une classification des droits humains peu humaniste, ni vraiment universaliste et une vision du développement de l’économie de marché nationaliste) et de certains acteurs qui le composent. Par ailleurs, Donald Trump n’a jamais caché son dédain pour l’ONU, qui selon lui « ne sert à rien et coûte trop cher ». Trop onéreuse également, selon lui, la contribution de son pays à l’OTAN, avec 22 % de participation budgétaire à l’Alliance, contre 14 % pour l’Allemagne et 10 % pour la France, en 2018. « Les États-Unis ont toujours occupé une position ambivalente vis-à-vis du multilatéralisme, avec une participation à la carte, selon leurs besoins. Finalement, Trump porte cette ambivalence à un niveau exacerbé », précise Guillaume Devin.

Peacekeeper troops from Ethiopia and deployed in the UN Interim Security Force for Abyei (UNISFA) patrol outside Abyei town, in Abyei state, on December 14, 2016. - The Abyei Administrative Area is a disputed territory between Sudan and South Sudan with longstanding intercommunal tensions between the Ngok-Dinka ethnic majority and the pastoral Misseriya population, who migrate through the area seasonally from the north. An attack by Government of Sudan forces on Abyei in May 2011 displaced the majority of the Ngok Dinka population, approximately 105,000 people to areas south of the River Kiir, which became overcrowded and are suffering a huge competition over natural resources. (Photo by ALBERT GONZALEZ FARRAN / AFP)

Les missions de maintien de la paix onusiennes coûtent infiniment moins cher que les actions unilatérales des États-Unis.


 L’écueil de l’immobilisme…

Fait certain, si les États-Unis quittaient l’OTAN, l’organisation de défense risquerait de ne pas s’en remettre. Et les relations entre le Vieux Continent et la première puissance mondiale en seraient affectées. L’attitude de dédain de cette dernière envers les Nations unies ne contribue pas non plus à améliorer l’image de l’institution. Cependant, le curseur analytique n’est pas toujours placé à sa juste place, estiment différents spécialistes de la question. « Ce qui est grave, c’est quand le multilatéralisme n’est plus instrumentalisé, quand il est délaissé. C’est peut-être l’un des signes de la crise actuelle, dans laquelle on observe des retraits, une indifférence, une envie décroissante de participation. Aujourd’hui, trois membres permanents sur cinq du Conseil de sécurité de l’ONU ne veulent plus s’engager. Et la crise, elle réside là : avant, certains voulaient avancer et d’autres non, mais cela bougeait. » L’immobilisme ferait donc partie des maux qui touchent les relations multilatérales dans certaines instances internationales historiques. « Le multilatéralisme, c’est l’exercice du compromis en permanence, sauf quand on vote. Mais à part le Conseil de sécurité, on vote relativement rarement aux Nations unies. Donc toute l’idée est de renforcer la légitimité des décisions prises par l’organisation en s’assurant que tous les États membres sont à bord, ou en tout cas, une très grande majorité », estime Bénédicte Frankinet. Le problème structurel de l’ONU réside aussi dans la non-application, et donc le manque d’effectivité des résolutions adoptées, différents États s’arrogeant le droit de ne pas s’y soumettre. « On note une crise de la normativité, avec un “droit mou”, qui n’est pas toujours suivi d’effets. C’est un élément de faiblesse du système multilatéral », corrobore Guillaume Devin.

… et de la légitimité

La légitimité : c’est certainement l’un des mots tabous qui entourent le statut actuel des grandes institutions internationales aujourd’hui. D’autant plus que les « ratés » de leurs actions ont souvent plus d’impact que les succès. « C’est un travers important : on analyse souvent l’état du multilatéralisme selon le prisme de ses échecs et pas assez de ses succès. Néanmoins, si l’on prend les exemples des opérations de maintien de la paix qui sont souvent critiquées, celles-ci coûtent 6 milliards de dollars par an, alors que les États-Unis ont dépensé 40 milliards de dollars par an, depuis 2001, en Afghanistan. N’oublions pas que, pour entrer en guerre, la légitimité d’une instance internationale demeure importante, raison pour laquelle je pense que le multilatéralisme n’est pas mort, qu’il est même l’avenir des relations internationales. Mais pour que cela fonctionne, il faut que les États croient que l’engagement avec les autres ne constitue pas une somme nulle, mais qu’il soit réel et positif. Si on n’y croit pas, cela ne fonctionne pas », explique le professeur de Sciences Po, qui estime par ailleurs qu’il faut éviter le saupoudrage des multilatéralismes nationaux. Un sport dont la diplomatie française sous Macron serait par ailleurs championne. « Cela aboutit souvent à une certaine inefficacité, qui peut porter préjudice dans un contexte qui est déjà un peu brouillon. » Guillaume Devin épingle plus précisément la tendance au forum shopping : l’attrait pour les clubs privés (Davos, G7, entre autres), plutôt élitistes, aux intérêts servis « à la carte » et fortement orientés sur les accords commerciaux. Une dispersion qui risque d’entraîner une polarisation des relations, un déclin de l’autorité du système et un effacement de la norme.

Un multilatéralisme multiforme

Un point de vue qui n’est pas complètement partagé par tous les acteurs de terrain. « La coopération entre nous, Européens, et des organisations régionales est toujours d’une grande utilité, notamment lorsqu’il est nécessaire d’intervenir dans la gestion des crises. En Afrique, par exemple, des organisations regroupent notamment les pays de l’ouest et les pays du sud-est. Il y a aussi l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est). Elles constituent des partenaires de l’Europe pour la gestion de différentes situations conflictuelles ou de post-conflits. Je crois que recourir à ces organisations régionales, c’est une partie de la solution », explique Christian Preda, professeur de sciences politiques à l’Université de Bucarest et ancien membre du Parlement européen (2009-2019), où il a notamment travaillé au sein de la commission des Affaires étrangères comme coordinateur du groupe PPE (parti populaire européen). « Je crois qu’il y a une nouvelle façon d’assumer cette vision universaliste, avec de nouvelles dynamiques qui pèsent sur l’ordre international. La vision politique des relations internationales doit prendre en compte les réalités, les faits tels qu’ils sont, les États tels qu’ils sont, et abandonner une sorte de naïveté. L’esprit universaliste et la force des idéaux restent là, mais il faut composer avec les éléments dont on dispose à ce jour. Nous sommes peut-être face à une autre configuration de l’ordre international, avec une complexité supplémentaire. Les accords commerciaux sont inévitables, cependant, il ne faut pas hésiter à passer des accords comprenant des conditions qui sont les nôtres. Le Parlement européen a désormais cette charge de valider tout accord commercial, en tenant compte de la préoccupation des droits de l’homme. Il y a des progrès et je pense que cette vision va petit à petit s’imposer. Il y a peut-être une crise, mais cela ne signifie pas le décès du multilatéralisme », ajoute le professeur de l’Université de Bucarest.

Vers une diversification

L’ancienne représentante de la Belgique auprès des Nations unies entend également nuancer la vision pessimiste que l’on peut se faire de l’état actuel du multilatéralisme et de la multiplication des instances impliquées dans les relations internationales. Celui-ci ne se réduit pas aux seules grandes institutions connues de tous. « Il y a en effet beaucoup de formes de multilatéralisme. Je cite quelquefois une organisation multilatérale que j’aime beaucoup : l’Organisation internationale de la vigne et du vin. Là, on ne parle que d’un thème, mais à plusieurs, dans l’espoir d’arriver à des solutions concrètes. Parfois, c’est plus facile de se focaliser sur un seul sujet. Il y aura sans doute une évolution du multilatéralisme. Le problème, c’est comment on s’y attaque, sans essayer de traiter tout à la fois. Est-ce que l’on passera par des réformes institutionnelles limitées ou, au contraire, par de grandes visions ? Est-ce que l’on aura dans les prochaines années d’autres États qui aujourd’hui se déclarent unilatéralistes ou souverainistes ? Cela reste encore un peu compliqué à définir. Mais il ne faut pas se limiter à une seule forme de multilatéralisme. Il faut utiliser toutes les ressources de la coopération multilatérale à différents endroits », conclut Bénédicte Frankinet.