Espace de libertés | Mai 2020 (n° 489)

« Nous avons besoin de démanteler ce système ! »


International

En marge de la 63e session de la Commission des stupéfiants de l’ONU qui s’est tenue à Vienne en mars dernier, nous avons rencontré Zara Snapp, cofondatrice de l’institut RIA1, au Mexique. Parmi les multiples sujets abordés, elle nous éclaire en particulier sur les enjeux socio-économiques qui sont au cœur du processus de réglementation du cannabis récréatif dans son pays.


Un texte qualifié de « régulation et de contrôle du cannabis » poursuit actuellement son chemin au parlement mexicain. Pouvez-vous nous expliquer le processus qui a mené à cette importante décision politique ?

Le Mexique vit actuellement un moment historique. Le Sénat a en effet reçu un mandat de la Cour suprême pour modifier cinq articles de la Loi générale sur la Santé qui prohibent la culture de cannabis pour un usage personnel. En 2015, la Cour suprême a rendu une première décision établissant que la prohibition de la culture de cannabis, à fin d’usage personnel, constituait une restriction du droit au libre développement de la personnalité et au libre choix. Au Mexique, cinq décisions successives de la Cour suprême prononçant le même raisonnement légal sont nécessaires pour obtenir une jurisprudence. Celle-ci a été finalisée en octobre 2018 et la Cour suprême a alors enjoint le Sénat de légiférer en la matière avant la fin octobre 2019. Faute d’un consensus, le Sénat a demandé une prolongation du délai et il avait jusqu’au 30 avril 2020 pour faire adopter la loi par le Congrès. Les comités du Sénat chargés de rédiger le texte de loi ne se limitent pas à modifier les cinq articles incriminés mais réfléchissent plutôt à comment réglementer entièrement le marché du cannabis en se concentrant sur trois voies d’accès au produit : la culture pour usage personnel avec un maximum de quatre plants – ce qui nous semble très peu –, des associations cannabiques limitées à vingt membres – ce que nous trouvons également bas –, et un marché régulé qui, par exemple, restreindrait l’accès à l’intégration verticale aux entreprises mais l’autoriserait aux campesinos, les fermiers traditionnels, leur permettant de tout à la fois cultiver, produire, transformer et vendre.

Il semblerait que ce projet suscite l’avidité de grandes compagnies cannabiques canadiennes. Pensez-vous que cela puisse avoir un impact sur les choix de réglementation ?

Cela a été un sujet d’inquiétude au sein d’une partie de la société civile mexicaine, parce que nous avons observé beaucoup de similarités entre le modèle de régulation canadien et ceux qui ont été proposés au Mexique. Nous sommes préoccupés par le maintien de certaines sanctions et d’une forme de prohibition au Canada qui, selon nous, continue à criminaliser les usagers de cannabis. Or, nous devons avoir une véritable décriminalisation à la base de la réglementation du marché. L’autre motif de préoccupation concerne les droits des communautés de cultivateurs longtemps affectées par la prohibition dans une démarche de justice sociale et de réparation. Il est essentiel à nos yeux d’assurer la transition des communautés de fermiers traditionnels qui cultivent déjà du cannabis de manière illégale vers un cadre normatif légal avec des droits et la possibilité d’obtenir de meilleurs revenus.

Un des enjeux se situe-t-il également au niveau des exigences de traçabilité ?

C’est en effet face aux dispositions de la proposition relatives aux graines, à la traçabilité et au packaging, que nous percevons les plus grandes difficultés quant à l’accès au marché, pour les communautés de cultivateurs. La loi propose notamment que toute graine puisse attester d’une source licite, ce qui signifie que nous devrons toutes les importer. C’est très préoccupant car, au Mexique, des générations ont cultivé du cannabis et nous disposons de variétés génétiques bien adaptées aux différents microclimats et parties du pays. C’est donc ignorer cet aspect et cela signifie que des firmes étrangères détiendraient le contrôle des graines que nous plantons. Il est également question de mettre en place un système de traçabilité de la graine à la vente (seed to sale tracking). Un tel système existe aux États-Unis où plusieurs États ont réglementé le cannabis selon leurs modalités respectives. De cette manière, si du cannabis provenant du Colorado est découvert au Nebraska, on peut en retrouver l’origine. Une telle mesure n’est pas nécessaire au Mexique. Mais ils essayent de promouvoir cette idée comme si c’était à cet endroit de la filière de production qu’un contrôle de qualité devrait être établi. Pour nous, une véritable politique de contrôle et d’analyse de la qualité doit prendre place sur le produit fini avant sa commercialisation. De plus, le législateur veut imposer, en matière de packaging, des normes très strictes auxquelles nous pensons que seules les grandes firmes pourront se conformer. Les emballages devront être tout à la fois biodégradables, recyclables et sécurisés pour les enfants. Toutes ces mesures semblent pertinentes et, pour ceux qui se préoccupent de l’environnement, constituent de bonnes pratiques. Mais, en fait, les petits cultivateurs ne pourront pas être concurrentiels. Ce sont des charges trop importantes pour eux. Il est ridicule de penser que l’on puisse imposer de telles normes à un marché et une industrie émergents, auxquels nous voulons que les petits acteurs puissent prendre part. On n’exige pas la même chose de Coca-Cola qui vend ses produits en plastique tout le temps. C’est injuste !

Vos revendications incluent-elles également un enjeu socioculturel ?

Nous avons beaucoup milité pour un aspect de la loi, que nous considérons comme une victoire et pour lequel nous pensons qu’il faudrait aller plus loin : le pourcentage de licences réservées aux campesinos, ou communautés rurales. Dans le premier projet, il s’agissait de 20 %. Nous en sommes maintenant à 40 % et souhaiterions monter à 80 %. Il faut vraiment lancer ce marché en privilégiant ces communautés. Avec le temps, ce pourcentage pourrait être réduit pour faire entrer plus de compagnies. Pour en revenir aux sociétés canadiennes, j’espère vraiment que les législateurs conviennent qu’ils doivent établir une loi en faveur des Mexicains et non des firmes étrangères. Bien entendu, elles font entendre leurs voix mais il semble qu’elles ne soient pas toujours écoutées. Parce qu’alors elles auraient plaidé pour l’intégration verticale mais c’est une mesure déjà négociée et qui ne changera pas. Là où elles ont peut-être exercé de l’influence, c’est au sujet des graines et du packaging, ainsi que sur les sociétés désireuses de vendre leurs systèmes de traçabilité. En fait, si on pouvait changer ces points, cela rendrait les choses bien meilleures pour les Mexicains.

A couple attends a rally in support of the legalization of marijuana, at the Alameda Central Park in Mexico City, on May 4, 2019. (Photo by PEDRO PARDO / AFP)

Au Mexique, un texte entent réglementer le marché du cannabis en se concentrant sur trois voies d’accès au produit : la culture pour usage personnel, des associations cannabiques limitées et un marché régulé et notamment basé sur la production par des fermiers traditionnels. © Pedro Pardo/AFP


Vous avez mis en place une large coalition d’acteurs de la société civile afin de promouvoir votre vision en matière de politique des drogues et accompagner le processus législatif. Comment s’est organisé le dialogue avec les autorités ?

Au moment où le gouvernement a gagné les élections en juillet 2018, nous avons commencé par réunir une dizaine d’organisations dont certaines ne sont pas actives dans la thématique des drogues comme des associations de droits humains ou féministes. Ensemble, nous avons mis sur pied une coalition citoyenne pour une réforme de la politique en matière de drogue ; nous l’avons appelée #RegulaciónPorLaPaz (régulation pour la paix) parce que nous considérons que la réglementation légale du cannabis (et éventuellement des plantes de pavot) est l’une des étapes principales et essentielles du processus de consolidation de la paix. Elle rassemble aujourd’hui plus de 150 membres. Nous avons alors instauré une forme de dialogue régulier avec les législateurs. Tout au long du processus, une délégation spécifique s’est employée au plaidoyer auprès des représentants politiques et nous avons multiplié les rencontres avec les secrétariats techniques des comités chargés de la rédaction de la loi. Un autre pan de nos activités vise à fédérer un large mouvement citoyen qui mobilise des personnes au-delà des organisations. Le Mexique est un vaste pays, très diversifié et encore très conservateur par endroits. Il y a beaucoup de stigmatisation, de préjugés et, en dehors de Mexico City, beaucoup de désinformation. Permettre aux gens de se rassembler et de pouvoir parler de leur consommation de cannabis, c’est briser les tabous. Le 15 mars marquait le centenaire de la loi interdisant la production et la vente de marijuana au Mexique. En espagnol, nous avons une expression qui dit No hay mal que dure cien años (aucun mal ne dure cent ans). Il est vraiment temps de démanteler ce système de prohibition.


1 L’institut RIA est une association de la société civile mexicaine militant pour une réforme des politiques drogues dans une perspective de respect des droits humains, du développement et de la justice sociale.