Espace de libertés | Mai 2020 (n° 489)

Nouvelle écologie des pratiques créatrices


Dossier

Les artistes, les écrivains, ces acteurs clé de notre monde culturel, ces activateurs de l’imaginaire individuel et collectif, font partie des « parents pauvres » de notre système économique actuel. Et si cela changeait ?


À la fois corollaire et résultante de la crise environnementale, de la crise humanitaire, de la crise démocratique engendrées par le système néolibéral, la crise pandémique liée au coronavirus nous impose de frayer un autre paradigme, de mettre en œuvre d’autres manières d’habiter la Terre. C’est à la société civile qu’il revient de contraindre les dirigeants à sortir de la logique mortifère. À leur modeste échelle, les artistes, les écrivains, certains du moins, entendent favoriser par leurs créations la construction d’un monde fondé sur la liberté, la justice, sur une éthique de la connectivité nouant harmonieusement les humains aux non-humains.

Effet de la destruction massive des habitats (déforestation, industrialisation, urbanisation accélérées), la pandémie met à jour la faillite du système mondial. Il n’y aura pas de changement radical si tous les champs (politique, économique, social, culturel, environnemental, démographique, spirituel…) n’inventent pas, de concert, des dynamiques activant les puissances de vie. Pour ce faire, l’art doit sortir de la logique marchande, de la littérature-marketing abonnée aux best-sellers, une logique nivelante, abrutissante qui étouffe les écrivains expérimentant de nouveaux registres de langue, de pensée.

Un autre rapport au réel

Activant des récits alternatifs, damant le pion à l’état de choses, tissant des narrations qui ouvrent des possibles émancipateurs, les écrivains, « parents pauvres », maillon faible du système économique, devraient bénéficier d’un statut d’artiste qui les prémunisse contre une précarité de plus en plus prononcée. Paupériser les artistes, rendre leurs conditions de survie problématiques revient à bâillonner celles et ceux qui cherchent à tâtons des formes d’imaginaire collectif impulsant d’autres rapports au réel. Le système actuel adoube les chiens de garde, engraisse les histrions de la littérature-divertissement, du roman-Kleenex et met à mort les poètes qui ensauvagent le réel. Le réel de la langue, le réel de la révolution. La basse continue de l’écriture, c’est de s’élever à la subversion de tout ce qui enferme, de connecter des alliances avec les muselés, les grands silencieux, les humains, les animaux, les forêts qu’on extermine.

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Freiner, endiguer la sixième extinction des espèces animales et végétales, c’est aussi combattre l’extinction de la multiplicité des imaginaires, de la richesse du faire-œuvre. S’activer à initier un autre monde débarrassé de la domination exclusive de l’homo œconomicus impliquera de prendre soin de toutes les diversités : biodiversité, diversité des modes d’être au monde, diversité des imaginaires, des langues.

Non pas une transition artistique comme on parle de transition écologique, mais un aiguisement de l’attention à celles et ceux qui inventent des mondes imaginaires (à effets bien réels), aux écritures qui questionnent les limites de la pensée mais aussi l’éthique de la création. Une mesure à prendre afin de déployer ce nouveau monde serait d’accorder le statut d’artiste aux créateurs et, par-delà la question des créateurs, de mettre en place une allocation universelle à laquelle tout citoyen aurait droit. Sur cette base, en toute indépendance d’esprit, en toute liberté, un grand nombre de créateurs cesseraient d’être pris dans la tenaille de la précarité et de la débrouille.

De la place de l’art

La question des auteurs, des créateurs en général, engage la question de l’art : quelle est la place qu’une société décide de donner à ceux qui sont du côté de la « poièsis » ? La manière dont les politiques publiques traitent les artistes est révélatrice de l’importance qu’elles accordent à la sphère esthétique. Favoriser l’émergence, la vitalité des arts, privilégier le bien commun, les ressources de vie, de rêve apportées par les créateurs, par les sentinelles de la santé publique, les acteurs du tissu associatif, du non-marchand relève d’un choix sociétal. Une même solidarité sociale, économique doit unir les membres de la société civile. Une solidarité horizontale qui cimente le collectif au lieu de le segmenter, de le cliver. Le champ culturel regagnera la haute mer, l’audace créatrice lorsque le modèle asphyxiant du binôme artiste producteur/public consommateur se verra balayé. Le statut d’artiste, l’allocation universelle n’implique en aucun cas un art assisté, inféodé à l’État mais témoigne d’une volonté de réinscrire les pratiques esthétiques au cœur de la cité, à savoir, dans les marges de l’uniformisation conceptuelle, du formatage des esprits et du contrôle des corps.

L’art – d’écrire, de conter, de narrer, de soigner, de rêver avec l’ensemble du vivant – est une affaire de devenirs, d’alliances, de dynamismes et non de repli identitaire, d’immobilisme. Les connexions mentales, corporelles, énergétiques, éthiques sont tissées par des voix qui créent des territoires (roman, poésie, théâtre…) où se questionne le contemporain. Le monde de l’après-crise que nous tenterons de frayer congédiera les planifications standardisées du vivant, que ce soit l’élevage intensif des animaux, la culture intensive du divertissement et de la décérébration, le triumvirat d’une société de surveillance généralisée, d’une course au transhumanisme et d’un devenir algorithmique du vivant.

Sortir du modèle coronaviré

La guerre que le néolibéralisme dérégulé mène contre l’esprit critique, contre les formes d’exister dissidentes, contre les arts ensauvageant le monde, il nous faut la retourner contre lui. À la dislocation de la pensée, à sa disruption (Bernard Stiegler), au laminage des êtres qui ne rentrent pas dans le moule du producteur-consommateur, il nous faut opposer des choix sociétaux qui relient les sphères du vivant au lieu de les ruiner. L’interdépendance des humains entre eux, des humains et des non-humains, s’avance comme le réquisit de toute réflexion sur la condition des artistes. Une condition qui ne fait qu’un avec la condition du vivant.

Nous ne rêvons pas d’un monde s’émancipant de l’avenir de cendres que la mondialisation actuelle nous réserve : nous en taillons, jour après jour, l’étoffe avec ceux et celles qui font le pari d’une sortie radicale, sans concession, d’un système toxique, coronaviré de l’intérieur, sécrétant un germe qui n’est que le miroir de son fonctionnement viral. La forme même du modèle de la mondialisation est celle d’un agent pathogène qui défait les existences. La « peste » extérieure qui frappe la planète est sécrétée par la « peste » intérieure d’un système s’auto-immunisant en éradiquant ceux qui le peuplent.

Saisir le kairos

Une sortie qui s’avance comme une détoxification pour reprendre le terme d’Edgar Morin. La culture n’a besoin ni de laquais au service des puissants et du dieu monétaire ni de bouffons distribuant des ersatz de vie, distillant des bovarysmes 2.0. L’art tend l’oreille vers « le rêve du chien sauvage » (Deborah Bird Rose), vers les dialogues avec les disparus, les altérités que nous réduisons au silence. L’art, ce ne sont pas des idées abstraites, des formes épurées, mais bien des matières, des expériences sensibles, métaphysiques, des mises en crise de ce qui va de soi, des cristallisations de beauté étrange qui font bouger les consciences et se lever les corps contre l’insupportable. Aux côtés des militants, des électrons libres de la société civile, des artisans d’une société alternative, les artistes peuvent apporter leur concours afin de paver une voie à l’écart de la catastrophe humaine, écologique programmée.

C’est pourquoi il nous faut saisir le kairos que nous offre le désastre mondial actuel, faire de nos impuissances le creuset de nos puissances affirmatives. « Ainsi, à longueur de semaine, les prisonniers de la peste se débattirent comme ils le purent. Et quelques-uns d’entre eux, comme Rambert, arrivaient même à imaginer, on le voit, qu’ils agissaient encore en hommes libres, qu’ils pouvaient encore choisir. Mais, en fait, on pouvait dire à ce moment, au milieu du mois d’août, que la peste avait tout recouvert. Il n’y avait plus alors de destins individuels, mais une histoire collective qui était la peste et des sentiments partagés par tous »1.

Dans l’après Mister Coronavirus, nous avons, par la conjugaison de nos puissances collectives, la latitude de choisir d’autres manières d’habiter le monde. De mordre la déroute.


1 Albert Camus, La Peste, Paris, Gallimard, 1947.