Espace de libertés | Mai 2020 (n° 489)

Série « Décolonisation du regard» – « Nous vivons dans une société d’étiquettes »


Culture

Conteur professionnel d’origine camerounaise, Apollinaire Djouomou fait confiance à la symbolique et à la puissance du récit pour libérer nos inconscients des stéréotypes qui continuent d’y surnager. La décolonisation du regard passe aussi par les profondeurs de notre cerveau.


Décoloniser le regard passe-t-il par l’imaginaire ?

Qui dit narration, dit transmission. Or, les évènements se transmettent à la fois consciemment et inconsciemment. C’est pourquoi le conte me semble le média le plus approprié pour parler de ces choses. Le langage que je propose est compréhensible pour ceux qui sont capables d’écouter : je conte des récits venus d’ailleurs, et venus d’avant, mais qui subissent les changements, les transformations de notre monde.

D’où vous vient ce rapport aux histoires ?

Je suis scientifique de formation, mais dès mon plus jeune âge, je me suis intéressé à la tradition. J’étais le seul parmi les enfants de mon père à m’intéresser aux danses traditionnelles, je l’accompagnais partout dans les veillées et je faisais rire les gens. Pendant mes études scientifiques, je faisais déjà du théâtre, mais c’est en arrivant en Belgique, il y a vingt ans, que je me suis spécialisé dans l’art de raconter des histoires.

Comment le regard de la Belgique sur son passé colonial a-t-il évolué en vingt ans ?

Je travaille beaucoup avec les enfants et je pense tout simplement qu’il faut arrêter de les tromper. Les enfants doivent comprendre d’où ils viennent, pourquoi le monde est tel qu’il est aujourd’hui. Quand je parle avec des gens de ma génération, je me rends compte que beaucoup ne savent tout simplement pas ce qui s’est réellement passé. Comment demander à des gens qui ne sont pas au courant de pouvoir transmettre des choses ? Moi, je fais confiance à la symbolique, car la symbolique va toucher les gens dans l’inconscient. Grâce à elle, nous sommes amenés à nous poser des questions, même en marchant, même en dormant, même dans deux ans, même dans trois ans.

Connaître l’histoire de la colonisation ne suffit pas : faut-il la sentir, la ressentir ?

Quand vous demandez aux enfants d’écouter une histoire, vous ne leur demandez pas d’être responsables de l’histoire, mais bien d’écouter ce qui s’est passé, d’être conscients et de ne pas être des vecteurs de fausses croyances. Ni eux ni moi ne sommes responsables de l’histoire qui a eu lieu, mais si nous ne jouons pas notre part dans sa transmission, nous pouvons le devenir. Par exemple, on ne sait pas d’où je viens. On me dit africain, mais il y a toute une charge de préjugés derrière ce mot, une vision néocoloniale. Car au fond, combien de Belges connaissent l’Afrique ? Son histoire, ses cultures, nos héros, nos combattants ? Tout ce que l’on connaît, ce sont les présidents dictateurs. Bien sûr, c’est plus facile avec les enfants, car ils n’ont pas d’idées toutes faites, ils se laissent aller. C’est pour ça qu’une histoire les transporte. On touche les gens avec ce qu’on dit. Si vous vous contentez de montrer des graphiques, il y en a beaucoup qui ne comprendront pas. C’est l’émotion qui change la société. C’est pourquoi je pense aussi que les histoires n’arrivent pas au hasard : elles choisissent le lieu, l’instant.

Depuis une dizaine d’années, vous intervenez, en tant que conteur au musée de Tervuren. Qu’est-ce qui reste problématique aujourd’hui dans le traitement muséal de la colonisation ?

Si j’ai accepté d’y travailler, c’est parce que je veux contribuer à faire avancer les choses et non pas me mettre à l’arrière en disant ce qu’il aurait fallu faire. Je reconnais la grande qualité du travail réalisé par l’équipe pédagogique. Mais quand on parle aujourd’hui de ce musée en disant « musée de l’Afrique », par exemple, cela me gêne. C’est très insultant, car on n’y parle ni du Cameroun, ni du Tchad, ni de l’Éthiopie. Réduire l’Afrique à son histoire avec la Belgique, je n’ai pas de mot pour ça. Mais je ne veux pas jeter le bébé avec l’eau du bain.

Le conte est-il cet outil de médiation nécessaire ?

Le conte est un outil formidable, mais il peut aussi subir l’esprit colonial. Quand on commence à dire que les Africains sont de grands conteurs, cela me heurte. Je pense plutôt que les conteurs africains peuvent être de grands conteurs. Et puis la question, c’est surtout : qu’est-ce qu’on transmet ? Est-ce qu’on transmet ce qu’on est allé chercher ou ce qui nous est tombé dessus par facilité, par paresse ?

Voulez-vous dire que le récit n’est pas vertueux en soi ?

Oui, et ça commence à la maison. Comment se fait-il qu’aujourd’hui, un enfant de 7 ans puisse venir vers moi dans la rue et commencer à me parler avec un « accent africain » ? Qu’est-ce qui se raconte derrière les portes pour que cela puisse arriver ? Quel type de récit ? Quand un Européen vous dit : « Moi, j’ai un ami congolais qui préférait la période coloniale », vous êtes malade pendant au moins huit jours. Parce que quelqu’un a dit ça, la colonisation serait une bonne chose ? Non, c’était un crime !

Est-il difficile pour un artiste d’origine africaine de mettre son identité d’artiste au premier plan ?

Aujourd’hui, je connais mieux la société belge que la société africaine : si j’ai des critiques à formuler – et qui aime bien, châtie bien –, c’est envers la société belge. L’Afrique, je n’en ai que des souvenirs. Or on ne peut pas faire bouger une société avec des souvenirs. Mon travail est là : je n’ai pas à servir de zoo à ceux qui veulent assouvir leur soif d’exotisme. Quand je suis arrivé en Belgique, j’étais camerounais, mais maintenant, je me revendique aussi belge. Je ne renie pas mon africanité Ce qui peut être déroutant, c’est qu’on vous pousse toujours à faire un choix. C’est pourquoi j’aime bien l’identité multiple défendue par l’écrivain Amin Maalouf : aujourd’hui, je pense qu’il ne faut pas choisir, qu’on ne peut pas choisir. On vient d’ailleurs, mais nous sommes d’ici. Quand on me dit : « Vous, en Afrique… », je pourrais répondre : « Vous, en Belgique… » Il me semble que la moindre des choses est de laisser la personne définir qui elle est et d’où elle vient ; ce n’est pas à vous de lui coller une étiquette. Et pourtant, nous vivons dans une société d’étiquettes. Parfois, on vous dit même ce que vous ressentez… Mais je fais partie de ceux qui pensent qu’il y a de l’espoir. Les choses avancent et avanceront malgré tout, même si certaines personnes ne le souhaitent pas. Il est possible de construire un avenir meilleur, et c’est ce qui m’importe.