Espace de libertés | Mai 2020 (n° 489)

À la recherche de nos milieux perdus


Dossier

Dans ce monde globalisé, les divers biotopes dans lesquels évoluent les êtres humains se mélangent, perdent souvent de leur spécificité, réseautent… en général virtuellement. Alors, quand un grain de sable s’introduit dans la mécanique huilée, les paramètres périclitent. Avec une question au bout du compte  : devons-nous continuer à réparer les pannes récurrentes du système ou nous faut-il en imaginer un nouveau  ?


À l’heure où l’on est tenté de sombrer dans la peur médiévale d’une fatalité sans nom, il importe, si l’on se veut humaniste, de déterminer la part qui revient à l’homme dans ce qui arrive. Apparaissent alors, à l’origine de la crise sanitaire du coronavirus, d’une part un empiètement sur les biotopes restés sauvages (l’agrobusiness nécessitant toujours plus de terres à exploiter) qui a libéré des agents pathogènes nouveaux, et d’autre part une organisation de la mondialisation qui, à travers des moyens de communication de plus en plus denses, a propagé rapidement le fléau à l’échelle mondiale.

À cela, les gouvernements ont apporté une réponse temporaire  : le confinement. Mais sur le long terme, n’est-ce pas là l’occasion de tirer les leçons de ce qui nous arrive et de reconfigurer le futur sous d’autres auspices que ceux d’un capitalisme délétère  ?

Redécouverte de nos milieux

Le confinement mis en place par les gouvernements locaux en réponse à la pandémie a reconnecté les gens avec leur milieu, faisant apparaître la précarité de certains d’entre eux, comme les prisons ou les maisons de repos. Ces lieux sont en quelque sorte des «  hétérotopies  »1, des microcosmes séparés du monde, dans lesquels, privés des visites que l’on reçoit de l’extérieur, nous peinons à ne pas tourner en rond.

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Le recentrement sur un chez-soi est également pénible quand on est démuni et a fortiori quand on ne dispose pas vraiment d’un lieu qui nous appartienne. Le virus a ainsi eu un effet révélateur sur la qualité de vie dans certains foyers. Pensons au burn out parental ou aux appels pour violences conjugales qui ont fortement augmenté ces derniers temps.

L’expérience du confinement est toutefois variable, un recentrement sur son milieu n’étant pas toujours vécu négativement. Nombreux sont ceux qui ont redécouvert leur jardin ou leur voisinage.

De nouveaux repères

On a vu naître des élans de solidarité et une remise en question de ce qui est essentiel. Les coopératives alimentaires proposant des circuits courts ont été massivement investies par des personnes qui, sorties de la routine du quotidien, ont pris conscience de l’importance des modèles alternatifs à la grande distribution et aux géants de l’agroalimentaire. On a redécouvert la gratuité et l’incalculable. On s’est réinventés en dehors du carcan de l’homo œconomicus. On a tenté de nouvelles expériences  : l’école à la maison, une cuisine plus responsable, un retour à la simplicité, etc. De façon générale, nos habitudes ont changé. La mise en place du télétravail et la régulation des déplacements ont réduit des trajets parfois bien superflus, avec un effet immédiat sur la qualité de l’air.

Cependant, si la situation a libéré du temps pour certains, d’autres ont fait face à un surcroît de travail, rendu particulièrement pénible du fait d’une suite de choix politiques hasardeux.

L’épreuve du confinement a ainsi révélé la fragilisation de nos démocraties, la limite des scrutins en matière de décisions complexes et l’affaiblissement de l’État social en ce qui concerne la politique des soins de santé, la transition écologique ou encore l’éducation (pensons ici au secteur culturel qui, faute de financements suffisants, est soumis au diktat de l’audimat et peine à être véritablement créatif et formateur).

En bref, c’est un peu comme si on redécouvrait les divers milieux humains constituant notre monde. Ces derniers auraient été gommés par une recherche individuelle de profit au sein d’un système qui, fonctionnant sur le modèle d’un réseau, aurait homogénéisé les différences.

Rebondir ou replonger  ?

Mais cette redécouverte des milieux pourrait-elle être plus qu’une parenthèse dans le système capitaliste  ? Pourrait-on rendre durables certaines de nos habitudes contractées en cette période particulière  ? Sous prétexte de l’urgence de la relance économique, il y a fort à parier que les turbines de l’économie de marché se remettent à tourner à plein régime et que l’homme d’aujourd’hui retombe très rapidement dans ses vieux travers.

Peut-on néanmoins sacrifier la «   résonance   » avec son environnement à une logique de réseaux de production et d’échanges  ? Doit-on se résoudre à observer un balancement entre ces deux logiques  ? On en constate en tout un cas dans la situation actuelle. La déprédation de l’environnement a libéré des agents pathogènes qui ont quitté leur milieu pour se répandre dans le monde, révélant la structure en réseau de l’organisation mondiale, mais aussi, au niveau local, les différences qualitatives entre milieux humains.

De la permanence des réseaux

Le retour forcé au foyer dû aux mesures de confinement s’est alors accompagné d’une contrepartie, le recours massif aux réseaux sociaux, attestant que le passage du paradigme d’une logique du milieu humain à une logique des réseaux sociaux était ancré au plus profond de tout un chacun. À défaut d’un accès réel à notre cercle de connaissances, nous restons en effet actifs, pour la plupart, sur les «  RS  ». Le fonctionnement de ceux-ci n’est pourtant pas anodin quand il est massif ou quasi exclusif. Les Twitter, Facebook et autre Instagram sont régis par des algorithmes qui privilégient les informations en accord avec nos attentes. De la sorte, s’ils sont utilisés dans un but informatif, ils sclérosent plus notre vision des choses qu’ils ne l’élargissent. Il s’ensuit qu’ils nous rendent particulièrement vulnérables aux fake news. Ils nous donnent l’impression d’être connectés au monde, mais la vision qu’ils en donnent est celle d’une humanité simplifiée, celle d’un système homogène fonctionnant à grande échelle et oblitérant les différences de milieux.

Préserver l’humain

Plus que jamais, il importe de (re)penser les médiations entre l’individu et le monde globalisé à défaut de quoi le conformisme videra l’homme de sa substance. Face à un capitalisme qui réseaute plus qu’il ne raisonne, tout un chacun – qu’il soit acteur de la culture, politique ou représentant de la société civile – est invité, à l’instar des auteurs de ce dossier, à instituer un espace de réflexions et de réglementations visant à préserver l’humain et ses milieux divers.

 


1 Michel Foucault, « Des espaces autres », conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967, dans Architecture, Mouvement, Continuité, n° 5, 1984, pp. 46-49.