Espace de libertés | Mai 2020 (n° 489)

La bienveillance, une arme de choc


Libres ensemble

En cette époque troublée, la crise qui nous confine risque aussi de nous isoler socialement, de nous replier sur nous-mêmes. À l’heure où tout se radicalise – la ruse, la haine, l’ego ou le politiquement correct –, l’auteur à succès Didier van Cauwelaert fait, dans son dernier ouvrage, l’éloge d’un mot, son leitmotiv depuis l’enfance. Un mot qui, finalement, n’a de sens que si on le met en pratique : la bienveillance.


La laïcité se méfie de la bienveillance, lui préférant souvent la solidarité née d’une totale égalité. Que diriez-vous pour défendre la bienveillance, pour l’expliquer, pour empêcher peut-être cet amalgame négatif de la charité ou de la condescendance ?

Partons simplement de l’étymologie. La bienveillance, ça ne veut rien dire d’autre que faire le bien, vouloir le bien, du latin benevolens d’où est sorti le mot « bénévole » – que la laïcité aime bien employer aussi. Je pense qu’il ne faut pas faire le procès des mots. Il est arrivé quelque chose de très dommageable à la bienveillance qui, jusqu’à la Révolution française, était précisément porteuse de ce sens très simple qu’elle devrait toujours avoir. Et puis, la Révolution française l’a assimilée à un comportement d’Ancien Régime qu’il convenait d’éradiquer, en l’assimilant à une charité condescendante qui était l’un des privilèges des seigneurs. Il fallait la remplacer par la lutte des classes et l’égalité pour tous. La bienveillance est à la fois une arme et une armure. C’est une arme contre le mal que l’on peut vous faire, le mal que vous risquez de vouloir aux autres en riposte. Et c’est une armure contre les conséquences intérieures du mal que l’on vous a fait, c’est-à-dire ressasser, être en colère, être en volonté de vengeance. Tout ce qui, chimiquement, va vous remplir de toxines, va solliciter les mauvaises hormones.

Vous dites aussi qu’il faut être en bonne intelligence avec soi-même pour être bienveillant. Qu’entendez-vous par là ?

Revenons à l’étymologie : le mot « intelligence » vient de intellegere, qui signifie créer des liens entre les choses ou mettre en évidence l’existence de ces liens. C’est d’ailleurs la même étymologie que religion, religare, relier des choses entre elles, montrer la réalité de ces liens. Hélas, trop souvent, la religion est devenue facteur de division. Et l’intelligence a souvent alimenté le rapport de force, le rapport de puissance. Or, vivre en bonne intelligence, ça veut dire vivre avec l’autre en connaissance des liens d’interconnexion qui nous unissent, dans une forme de sérénité. Vivre en bonne intelligence avec soi-même, c’est s’accepter tel qu’on est.

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Écrivain et auteur de pièces de théâtre, prix Goncourt, Didier Van Cauwelaert écrit depuis l’âge de 7 ans. Il se qualifie de romancier de la reconstruction et aborde dans la majorité de ses ouvrages la difficile construction de personnes en souffrance. © Hannah Assouline

C’est un retour aux liens avec les autres en contradiction avec le monde capitaliste, néolibéral, extrêmement individualiste ?

Oui, et c’est aussi un combat contre le court terme, contre ce calcul de rentabilité et de privilèges qui ne reposent que sur les exploitations des richesses, du sous-sol, des ressources humaines, tout cela en fonction d’un résultat, d’un exercice ponctuel. La bienveillance se situe au-delà de ça, sur un calcul à long terme – et « calcul » n’est pas employé comme un terme péjoratif.

Est-ce que cette bienveillance est innée ? L’aurait-on oubliée ? Faut-il la réapprendre ?

Je pense que c’est quelque chose de profondément inné. Qu’est-ce qui unit l’homme, l’être humain, l’animal, le monde végétal ? Ce sont les composants communs qui sont sur toutes les bactéries. Ces bactéries initiales qui ont créé la grande aventure de l’évolution voici quatre milliards d’années, ont abandonné le clonage au profit de la reproduction sexuée. C’est-à-dire qu’elles n’ont pas choisi la mort mais l’échange, la biodiversité et la mobilité (le mouvement). La première structure que ces bactéries ont mise en place, c’est la symbiose, l’union d’organismes différents qui décident de marcher ensemble, de fusionner pour le bien de chacun. Nous sommes vraiment à la racine de la bienveillance. C’est la base de l’évolution. Darwin lui-même l’affirmait, contrairement à ce que soutiennent quelques néodarwinistes qui ont travaillé sa pensée. La première application de l’évolution, ce n’est ni la sélection naturelle, ni le rapport de force. Darwin était un botaniste, il savait très bien comment cela fonctionnait. C’est justement cette coévolution, cette association coopérative qui va faire avancer les choses. Nos sociétés ont été construites sur des rapports de force, sur l’exploitation du plus faible. Mais tout cela est réversible. Des exemples existent. Je travaille beaucoup avec des peuples d’Amazonie, en Équateur, qui proposent un autre modèle, une autre façon de vivre ensemble, avec les humains, les animaux, les végétaux. La bienveillance mutuelle est le ciment de cette société-là.

Vous vous dites « guerrier de la bienveillance ». Comment ce trait de caractère est-il né en vous ?

C’est en réaction à la maltraitance subie à l’école par des petites bandes. Quand l’adversaire se dit que vous allez le dénoncer et que vous ne le faites pas, vous créez quelque chose chez lui qui peut être la source d’un changement, d’une prise de conscience très forte. En plus, vous renforcez votre pouvoir. Vous êtes craint parce que vous pouvez toujours, un jour, dénoncer. Tout à coup, les gens sont déstabilisés par votre attitude. Je l’ai compris à 8 ans.

Est-ce qu’une bienveillance est forcément liée à une spiritualité ?

Oui et non. Les animaux et les végétaux pratiquent une bienveillance naturelle dans laquelle la spiritualité ne semble pas, a priori, rentrer. La spiritualité semble quand même avoir été développée par l’être humain. Et elle aide toujours même si, parfois, elle peut devenir un frein lorsque tout à coup des dogmatismes s’y mêlent et quand des religions se dressent les unes contre les autres. Il existe une forme de spiritualité laïque à laquelle je suis très attaché et que tout le monde peut pratiquer, qu’on adhère à une religion ou pas.

Vous décriez aussi la responsabilité collective et proposez plutôt une implication personnelle dans tout, pour ne pas se retrancher dans le « passez devant, je vous rejoins ».

Je vous donne des exemples. Oui, on peut signer des pétitions, oui, on peut faire des manifestations. Mais si on ne change rien en soi-même ou en ceux qui vous touchent particulièrement, si l’acte individuel n’est pas très présent, c’est un peu facile. On n’est pas sur Terre uniquement pour faire nombre.

Pour terminer, j’aimerais que vous nous parliez du « commando des rêveurs d’élite », qui pourrait être source d’inspiration…

En effet, j’évoque dans mon livre cette expérience lancée par l’ONU et initiée par des universitaires américains à la fin des années 1980, pendant la guerre entre Israël et le Liban. Ces étudiants ont proposé aux Nations unies un projet de conférence internationale pour la paix au Moyen-Orient. Le but était d’envoyer des « rêveurs d’élite », c’est-à-dire des gens entraînés à une concentration mentale maximale sur des champs de bataille. Et qui avaient pour mission, non pas de prier pour que la paix revienne, mais plutôt de se réjouir que la paix soit déjà revenue – alors qu’on était encore en pleine guerre. Ils devaient installer une autre réalité, actualiser une information hypothétique qu’ils allaient chercher dans le futur, dans une époque où cette guerre serait finie. C’était une expérience de pensée quantique, comme le disait Einstein. Les observateurs de l’ONU présents sur place, ont constaté que les gens arrêtaient de se tirer dessus quand ces « casques roses » – comme les appelait Jean-François Revel en référence aux casques bleus – arrivaient comme un commando de Bisounours pour se réjouir, dire merci pour la paix revenue. Ils travaillaient avec des casques antibruit sur les oreilles et des masques sur les yeux, pour être sourds et aveugles.

Les résultats étaient tellement exceptionnels que l’ONU a rendu des rapports, sur base desquels l’université de Princeton a établi des statistiques en posant cette question : combien faut-il de gens pour arrêter une guerre en installant l’idée de la paix comme si c’était déjà une réalité ? Ils sont arrivés à 1 % de la racine carrée de la population concernée par la guerre qui souhaite la paix. Et qu’a-t-on fait de tout cela ? Rien. Jamais on n’a renouvelé cette expérience extraordinaire. Évidemment, la paix ne rapporte pas grand-chose et les chantiers de reconstruction qu’on signe avant d’aller détruire les infrastructures d’un pays, rapportent davantage. C’est malheureusement la guerre qui fait le plus tourner les industries.