Au cœur des Canaries, Lanzarote célèbre le centième anniversaire de la naissance de son artiste fétiche : César Manrique. Son œuvre mêle philosophie et protection de l’environnement, telle une ode à la nature brute de cette île volcanique.
Durant un an, l’île canarienne de Lanzarote a rendu hommage à César Manrique, artiste né en 1919 à Arrecife, adepte de la peinture non figurative et de la sculpture monumentale, zélateur de New York, contemporain d’Andy Warhol et de Rauschenberg, mais aussi acteur-clé de la protection de l’environnement. À Lanzarote, César Manrique est partout : aux ronds-points des nationales, aux portes de l’océan Atlantique, au cœur des loisirs. Miradors, fresques, sculptures et mobiles jalonnent le paysage lunaire de l’île, symbolisant la fusion de la terre, de la pierre et du métal.
L’artiste espagnol César Manrique utilise sa créativité pour fondre son art dans la nature sauvage de Lanzarote, mais aussi pour sensibiliser à la préservation de l’environnement. © Manuel Cohen/FP
La Maison du Volcan, la résidence de l’artiste devenue le siège de la Fondation César Manrique, marie pour sa part l’architecture traditionnelle de l’île à des éléments radicalement contemporains. « Construite sur une coulée de lave », expliquent les gardiens de ce temple minéral situé à Tahiche (est de l’île), « elle constitue une synthèse harmonieuse entre une conception moderne de l’espace architectural et la tradition de l’architecture populaire de Lanzarote. Elle est basée sur le dialogue entre l’édifice et la nature, qui s’appuie sur la communication et un respect permanent ». César Manrique n’avait cependant rien d’un ermite. Il aimait profondément les plaisirs de la vie. À Tahíche, l’artiste se découvre ainsi mû par un épicurisme teinté de pop woodstockien, avec un aller-retour d’amitiés tantôt solides, tantôt charnelles, qui donne une résonance festive à sa production.
Œuvre invisible
À Lanzarote, on assure toutefois que l’œuvre magistrale de Manrique est « invisible ». Ou plutôt qu’elle est partout et nulle part, mêlée à l’ADN de cette terre demeurée en grande partie brute et sauvage. Si Lanzarote est restée belle en dépit de l’urbanisme cannibale qui ronge en certains endroits sa chair cendrée, c’est en effet grâce à César Manrique. Celui qui écrit dans son journal : « C’est à Lanzarote que se trouve ma vérité », a pris le pari de la partager sans la dévoyer. Revenu sur l’île à la fin des années 1960 après avoir tourné le dos à New York, il apprivoise son environnement mais ne cherche pas à le mater. Lanzarote s’achemine alors vers une économie de type touristique. Elle veut s’arracher à la pauvreté qui colle aux basques des territoires restés en banlieue du développement économique. Manrique lui apporte en plus une vision. « Manrique, écrit son biographe Fernando Ruiz Gordillo, comprit que grâce à leur valeur naturelle et à leur beauté, les paysages de l’île pouvaient devenir sa principale source de richesse, bien qu’il craignit également que, en raison de leur extrême fragilité, des interventions malheureuses puissent les endommager de façon irréversible. […] C’est ainsi que l’artiste a démontré sa grande habileté : unir la production d’éléments pour le plaisir visuel du touriste et la conservation du paysage. »
César Manrique n’a rien d’un rebelle, d’un de ces maudits qui combattent les establishments à coups de pinceau épineux. Manrique aimait au contraire la vie bourgeoise et les honneurs. Ces traits de caractère l’ont manifestement aidé à convaincre le gouvernement provincial des Canaries de le suivre. En 1993, un an après la mort de l’artiste dans un accident de voiture, l’Unesco a consacré ce travail conjoint en déclarant Lanzarote réserve mondiale de la biosphère.
Bouillonnements de lave
Un quart de siècle plus tard, l’œuvre de César Manrique n’a jamais été aussi actuelle. Le Jardin de Cactus, la Fondation à son nom (Taro de Tahíche), Jameos del Agua… rappellent qu’on a cherché ici à marier le loisir au respect de la nature, bien avant le tourisme durable. « Cela a permis, écrit encore Fernando Ruiz Gordillo, de créer une image de marque qui, en intégrant la géographie et la culture, serait compétitive sur le marché touristique, et aussi un signe d’identification d’une exceptionnelle nouveauté, car Lanzarote prétendait offrir un nouveau rapport de l’homme avec son environnement, basé non plus sur l’agression mais sur le dialogue. » Ce but-là demeure toutefois un idéal : on construit toujours et beaucoup au sud de l’île, tout au long de la Playa Blanca et de son sable fin. Mais à quelques kilomètres de là, Lanzarote peut se faire subitement animale, une terre en joute permanente avec la vigueur de l’Atlantique. Ce sont les rouleaux de Famara, les volcans de Timanfaya, l’atmosphère de bout du monde d’Orzola.
Les démons de l’immobilier
Lanzarote n’en a toutefois pas fini avec ses démons. En 2018, dans les colonnes du Monde, la porte-parole de Greenpeace Espagne expliquait qu’« il y a vingt-deux hôtels illégaux à Lanzarote et Fuerteventura, aux îles Canaries. Mais certains ont été déclarés biens d’intérêt culturel pour éviter la démolition, d’autres ont négocié avec l’administration pour compenser cette infraction en échange de terrains encore vierges qu’ils possédaient ». Pilar Marcos ajoute : « Jusqu’à présent, rares sont les hôtels ou les bâtisses imposantes ayant été détruits du fait de l’application de la loi Littoral. Ce sont plus les petits pêcheurs qui en ont pâti… »
Ces dernières années, la crise est venue bien malgré elle au secours de l’environnement en calmant les appétits immobiliers. L’argent a manqué. Un excédent d’offre a fait baisser les prix des loyers et convaincu certains propriétaires de retirer leurs biens du marché touristique. Nombre d’agences immobilières ont fermé. Le confinement imposé par le coronavirus devrait prolonger cette tendance.
À Lanzarote, il est un endroit et une manière d’être au monde qui résument bien César Manrique. Ce ne sont pas des pelouses au gazon millimétrique qui s’étalent devant les grandes baies vitrées de sa Maison du Volcan, à Tahíche, mais ces bouillonnements de lave figée par les embruns atlantiques. Manrique avait choisi d’inscrire sa demeure aux lignes épurées et modernes dans cet apparent chaos, dans ce paysage irréel né de la violence éruptive de la terre. Un champ noir que n’aurait pas réussi à aplanir la herse d’un géant mythologique.