Espace de libertés | Mai 2020 (n° 489)

Un retour vers l’humain, dans toutes ses dimensions


Dossier

L’«homo œconomicus » domine l’injonction donnée à notre condition d’être humain depuis plus d’un siècle. Il est pourtant évident que nous ne nous réduisons pas à cela. L’humain pensant, sensible, créatif, spirituel pour certains, que nous sommes, semble être passé au second plan. Et si cela n’était pas inéluctable ?


À l’heure où j’écris ces lignes, 4 632 personnes sont mortes en Chine du Covid-19. Parallèlement, toujours en Chine, 53 000 vies ont été épargnées, dont celles de 1 400 enfants, du fait de la baisse de la pollution résultant de la paralysie de l’activité économique.

Au même moment, des compagnies américaines obtiennent des dérogations aux lois de protection de l’environnement, autrement dit le droit de polluer davantage, en raison du caractère « exceptionnel » des circonstances : par conséquent, davantage de morts causées par la pandémie justifieront davantage de morts dues à la pollution.

Les paradoxes ne s’arrêtent pas là : des sans-abri sont verbalisés pour leur présence dans la rue malgré les consignes de confinement. Des prisonniers mettent en bouteille du gel désinfectant auquel ils n’auront pas accès parce qu’il contient de l’alcool. Le Premier ministre hongrois Viktor Orbán classe dans la même catégorie coronavirus et migrants, « parce qu’ils se déplacent ». Pour repérer les malades, nos pays recourent aux méthodes de surveillance qui n’étaient utilisées jusqu’ici que pour suivre à la trace les criminels les plus dangereux. Voilà le monde de paradoxes dans lequel nous sommes aujourd’hui plongés. Un monde déstabilisé qu’il ne tient qu’à nous de pousser dans la bonne direction… Encore faut-il que l’urgence parvienne à nous extraire de notre torpeur, assimilée par ceux que le statu quo satisfait à une « servitude volontaire » de notre part. Alors que nous savons pertinemment que ce sont uniquement les préoccupations pressantes de la vie quotidienne qui nous interdisent de « prendre de l’altitude », et d’être pleinement conscients que nous sommes non seulement au cœur du maelström mais aussi de la Matrice.

La «normalité » en question

Les appels que nous lançons en direction de nos dirigeants se multiplient, allant en deux sens opposés : « Faites que la situation qui s’installe ne soit que provisoire ! » et « Faites que la situation qui s’installe se perpétue, parce qu’elle n’est en réalité que le retour à ce qui devrait être la norme ! ». La première famille de ces appels parle des libertés individuelles, dont chacun conçoit aisément que l’intérêt général en ce moment justifie leur restriction en raison d’un impératif d’isolement. Mais nous sommes conscients de l’ »effet de cliquet » : la difficulté de revenir en arrière parce que de nouvelles mesures liberticides se combinent de façon inextricable avec celles déjà en place.

La seconde famille de ces appels met l’accent sur le caractère crucial pour la vie de tous les jours, de l’intérêt général placé au premier plan et dont l’État-providence est le principal instrument de mise en œuvre. Ce qui est souligné par cette contradiction apparente entre échapper au plus vite à notre nouvelle normalité et faire d’elle le nouveau cadre du quotidien ordinaire, c’est que dans un système socio-économique déséquilibré parce qu’excessivement inégalitaire, la liberté se présente sous deux formes : celle du tous ensemble, et celle de quelques-uns seulement au détriment de tous les autres. Deux libertés : celle de la biche au fond des bois, que chacun plébiscite, face à celle du renard dans le poulailler, qui dégoûte tout le monde.

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Apparaît ainsi en pleine lumière à quel point un souci auquel les dirigeants de nos nations avaient été sensibles des années 1930 jusqu’aux années 1960, s’est aujourd’hui effacé de leur horizon : faire en sorte que le ressentiment ne gonfle pas dans une partie importante de la population, que chacun se déclare suffisamment heureux dans sa condition pour aller vaquer à ses affaires, le cœur léger. Ce sont les coups de boutoir de l’ultralibéralisme qui ont fait disparaître ce souci des préoccupations des dirigeants nationaux, dont l’ignorance rend pourtant, au bout d’un moment, une nation ingouvernable.

Bousculer le rapport de force

Le prix à payer pour un tel dédain envers les préoccupations profondes de la population s’était déjà révélé avant même le début de la pandémie dans des éruptions du type jacquerie, comme le mouvement des Gilets jaunes, ou le soutien qu’apportent des citoyens désorientés aux revendications « popu­listes ». Cette forme malhabile de contestation, si elle est révélatrice du mécontentement, désigne stupidement comme responsables des malheurs qui nous touchent, des minorités plutôt que les structures véritablement en cause ; la xénophobie remplaçant une analyse des causes aux yeux de celui ou de celle pour qui le mécanisme réel apparaît trop complexe ou à qui son existence est soigneusement cachée.

Ce qui rend odieuse et intolérable la liberté du renard dans le poulailler, c’est le rapport de force qu’elle trahit : le sous-entendu d’un « malheur aux vaincus » qui serait la loi d’airain de nos sociétés, et à propos duquel il n’y aurait rien à contester : ce serait là « la dure réalité des choses ». Et c’est sur cela que nous devons dès maintenant, bien avant que la crise causée par la pandémie ne touche à sa fin, concentrer nos regards : les rapports de force. Car la question n’est pas que nous ignorions quelle société nous souhaitons – nous le savons. Ce que l’on est en droit de se demander, c’est si le rapport de force à la sortie de la crise sera le même qu’aujourd’hui… ou sera pire : en effet, le système (dont nous ne voulons plus depuis longtemps en réalité) a l’art d’utiliser les plus démunis comme ses boucliers vivants. Si bien qu’à chaque sortie de crise, le rapport de force est plus défavorable encore à ceux qui prônent la « bonne vie », plus favorable encore à ceux qui veulent que ce soient les choses qui dominent les êtres. À ceux pour qui, comme l’exprime Donald Trump : « Gagner de l’argent est plus important que d’être en vie. » Son raisonnement – si l’on peut dire – étant : « Plutôt le suicide que d’être privé de la possibilité d’amasser une fortune. »

Tirer les leçons, mais avec qui ?

« Everybody knows that the good guys lost », dit une chanson fameuse du regretté Leonard Cohen : « Tout le monde sait que les gentils ont perdu ». Cela semble bien être aujourd’hui « la loi de la jungle » qu’évoquait Kipling. Comment faire pour qu’il en soit autrement ? Rien n’est garanti d’avance, mais le premier geste est en tout cas de prendre au mot nos politiciens affirmant, avec des trémolos dans la voix, avoir compris leurs errements du passé. Il faut que nous soyons désormais unis parce que l’on ne peut pas bâtir une société où la plupart ruminent leur rancœur du fait de telle ou telle injustice. Enregistrons leurs paroles et rappelons-leur qu’ils les ont dites, et cela sans attendre qu’ils se renient, parce qu’il serait alors trop tard. Il nous faut le leur rappeler sans relâche. Souvenons-nous de la leçon de l’hiver 2008, quand il nous fut dit : « Tout s’arrange : le crédit repart ! », tandis que ce n’était pas le crédit qui devait repartir mais un pouvoir d’achat fondé sur un salaire en hausse et non sur de nouvelles reconnaissances de dette consenties à la banque.

Que n’entend-on pas dire à propos de la crise des subprimes  ? « Pourquoi n’en avons-nous pas tiré les leçons ? » Or, en réalité, nous n’avons rien à nous reprocher : nous avons bel et bien tiré les leçons de la crise, nous n’ignorons rien de ce qui s’est véritablement passé. La question n’est pas là. Notre malheur est que ceux qui décidèrent de ce qui se passerait ensuite ne furent pas ceux qui avaient tiré les leçons de la crise. C’est là une autre loi de la jungle : « Ceux qui décident ne sont pas ceux qui savent. » Dit autrement : ceux qui décident ont retenu, parmi toutes les leçons, la seule qui les intéresse : faire en sorte qu’à chaque crise, reste d’application le vieux principe de « privatisation des bénéfices, socialisation des pertes ».

L’État-providence, pas un luxe !

Un principe que nous pouvons d’ores et déjà mettre en avant, tant il s’impose par son évidence, est que l’État-providence n’est pas un luxe à mettre en œuvre seulement « quand la croissance est au rendez-vous ». Nous aurions accepté comme une vérité intangible cette baliverne selon laquelle notre bonheur dépendrait de comptes d’apothicaires sur les coûts plutôt que de la réalisation d’objectifs essentiels. Non : inscri­vons l’État-providence dans la Constitution, et faisons de son fonctionnement le pivot autour duquel tout le reste doit s’articuler. Tout : y compris les bonus des patrons. Tout : y compris les dividendes accordés par les entreprises. Tout : y compris les stock-options et les voitures de fonction de la direction.

Imaginons même un instant que nous l’emportions. Ce ne serait alors que dans un paysage de désolation qui aurait permis que le rapport de force ait enfin – à la surprise générale – basculé en notre faveur. Qu’est-ce qui aurait rendu la chose possible ? Notre horizon dévasté à tel point que les plus grosses fortunes – pudiquement appelées aujour­d’hui « les marchés » – n’auraient pas eu d’autre choix que de jeter l’éponge. Nous aurions gagné mais nous serions entourés d’un champ de ruines.

Qu’à cela ne tienne : marquons des points sans plus tarder. Interdisons la spéculation comme c’était le cas dans la loi belge jusqu’en 1867 (en 1860 en Suisse, en 1885 en France), qui prohibait « les paris faits à la hausse ou à la baisse sur le prix des titres financiers ». Rétablissons notre droit démocratique de rédiger les règles comptables, un pouvoir aujourd’hui entre les seules mains des plus grosses entreprises et de leurs firmes d’audit. Celles-ci décrètent arbitrairement que les salaires sont des « coûts » pour l’entreprise, au contraire des bonus de la direction et des dividendes des actionnaires qui sont des « parts de bénéfice »… Alors que chacun sait que « les bénéfices doivent être les plus gros possible et les coûts aussi minuscules que l’on puisse imaginer » (c’est là en réalité le premier article – occulte – de notre Constitution). Enfin, tirant les leçons de la mécanisation, de l’automatisation, de la robotisation, et des progrès de l’intelligence artificielle, sépa­rons une fois pour toutes l’obtention de revenus du labeur effectué, car le travail est en voie de disparition – comme les efforts ininterrompus de notre espèce visaient à l’obtenir un jour – et généralisons en attendant la gratuité pour l’indispensable. Nous avons trop trimé au cours des siècles, le temps est venu d’authentiquement jouir de la vie ! Le bonheur est à portée de main. Il ne reste qu’une tâche à accomplir : enfin le saisir.