Espace de libertés | Mai 2020 (n° 489)

Comment dépasser le bulletin de vote  ?


Dossier

Les mécanismes qui sous-tendent la démocratie sont régulièrement interrogés. Principal grief  : le rendez-vous aux urnes n’est pas perçu comme suffisamment représentatif de la volonté des électeurs, particulièrement sur la durée d’une législature, soit entre quatre et six ans, selon les scrutins. Face à la gestion de certains enjeux, les électeurs se sentant trahis par les élus, alors que ces derniers doivent quant à eux gérer un nombre considérable de matières complexes. Quelles sont les pistes pour répondre aux frustrations de la population et «  enrichir  » la voix des urnes  ?


Sans aller jusqu’à rêver d’un autre monde, je partirai de ce constat  : le bulletin de vote dont nous nous servons lors des élections engendre une frustration toujours croissante, au point d’exiger une réflexion sur les moyens de le réformer ou de le contourner. Un mot, d’abord, sur les principaux motifs de frustration, qui sont de nature très diverse.

Le premier est d’ordre quantitatif. En régime de suffrage universel, la voix dont je dispose ne pèse pratiquement rien, mon choix influe à peine sur le résultat. On a beau me dire que chaque voix compte, je suis tenté de m’abstenir parce que j’ai bien compris que ce sont les autres, les grandes masses, qui détermineront mon destin.

Le deuxième motif de frustration est d’ordre constitutionnel. Depuis la fin du xviiie siècle, les élus sont indépendants, ils ne peuvent pas être liés par un mandat impératif, ou par des consignes qu’ils auraient reçues de leurs électeurs. Le bulletin de vote sert à choisir nos dirigeants, ce qui constitue une avancée majeure  ; mais une fois élus, ces dirigeants ne sont pas aux ordres du peuple. D’où une deuxième frustration  : ma volonté politique est sans effet, ou presque, une fois le parlement installé, et il se peut toujours que le parti ou le candidat que j’ai choisi trahisse les espoirs que j’avais placés en lui.

Le troisième motif de frustration résulte d’évolutions historiques et sociologiques. À la naissance de la Belgique, il suffisait de cinq ministres pour assumer toutes les missions dévolues à l’État, missions qui se limitaient au maintien de l’ordre, intérieur et extérieur. Aujourd’hui, on demande aux pouvoirs publics de mener des dizaines de politiques différentes, dans tous les domaines de l’existence  : sécurité sociale, enseignement, mobilité, environnement, énergie, condition féminine, économie, logement, culture, aide sociale, immigration, jeunesse, etc. Autre facette du troisième motif de frustration  : jusque dans les années 1960, l’écrasante majorité de l’électorat se reconnaissait dans une des trois tendances politiques traditionnelles, libérale, socialiste ou chrétienne. L’électorat fidèle à ces partis leur faisait confiance, se sentait en phase avec leurs choix sur la plupart des questions à traiter. Aujourd’hui, un tiers des électeurs changent de parti d’un scrutin à l’autre (parfois le même jour, en cas d’élections simultanées), et nombreux sont les autres électeurs qui, quoique fidèles à un parti, n’approuvent pas certains axes de sa politique. Par quel miracle, en effet, le parti qui a ma préférence sur tel dossier l’aurait-il sur tous les autres, alors que les enjeux se sont multipliés et que les priorités à défendre sont souvent contradictoires entre elles  ?

illu-manifeste-democratie-1-decoorbyter

Le bulletin de vote est donc devenu trop pauvre pour exprimer ma volonté politique. Il est noyé dans la masse, il ne m’aide pas à dicter les choix de mon parti, et il confie à une seule tendance politique le soin de décider à ma place dans une foule de domaines différents, alors que mes préférences peuvent être complexes. Face à cette situation, certains proposent de modifier le système électoral. On pourrait, par exemple, fournir à l’électeur plusieurs bulletins de vote dotés d’une force décroissante, afin qu’il exprime ses préférences de manière plus fine (ce qui suppose de rétablir le droit au panachage). Nous pourrions aussi disposer d’un bulletin de vote négatif, grâce auquel nous affaiblirions un parti dont les orientations nous inquiètent. Ces propositions méritent d’être discutées, car elles permettent d’exprimer des choix plus complexes. Mais leurs conséquences seraient uniquement quantitatives  : certains rapports de force partisans seraient modifiés, mais les trois grands motifs de frustration cités ci-dessus subsisteraient.

La voie du référendum, limites comprises

Pour répondre au deuxième et au troisième motif de frustration, le plus simple serait de recourir au référendum. Ce procédé a de nombreux défauts, et il continue à susciter de la méfiance en Belgique. Mais il mériterait un débat approfondi, car il a deux vertus. D’une part, le peuple sera lui-même en mesure de trancher certaines questions, plutôt que de laisser la décision aux élus. Cela peut avoir du sens dans des dossiers politiquement sensibles, sur lesquels certains partis risquent d’exercer un droit de blocage, ou sur lesquels les élus sont frileux parce qu’ils sont mis sous pression par des lobbys ou qu’ils craignent la sanction de leurs électeurs. D’autre part, le référendum porte par définition sur un enjeu bien délimité, ce qui permet au citoyen de se prononcer sur cette question spécifiquement, plutôt que de s’en remettre à un parti qui décide en son nom dans tous les domaines. Si l’on veut restaurer la souveraineté populaire, le référendum est l’arme la plus efficace.

Ses défauts, pour autant, sont bien connus, à commencer par le risque de le voir détourné de son sens, d’en faire un vote sanction ou un appel au plébiscite. Mais ce risque est lié à sa rareté  : si les référendums sont nombreux au cours d’une même législature, il n’y a pas de raison que les citoyens s’en emparent pour affaiblir ou pour soutenir un gouvernement.

L’autre écueil majeur du référendum réside dans sa simplicité  : il appelle une réponse binaire, par oui ou par non, sur une question qui peut être complexe. Sauf s’il constitue le seul moyen de sortir d’un blocage persistant, le référendum ne convient pas pour décider d’une constitution européenne, pour choisir de rester ou non dans l’Union, ou pour dessiner l’architecture institutionnelle de la Belgique. Il est plus approprié pour des questions de principe, pour poser des choix politiques dans des domaines accessibles aux votants. Car il suppose, bien entendu, que ceux-ci se prononcent en connaissance de cause, après une longue campagne d’information et de débat. Le risque existe toujours que le vote référendaire soit peu éclairé, mais c’est précisément en pratiquant le référendum que l’on poussera les citoyens à réfléchir à certaines questions.

La tentation du tirage au sort

Une autre voie de réforme – qui peut d’ailleurs être couplée au référendum – est celle des Parlements de citoyens tirés au sort. On en débat et on l’expérimente davantage, en Belgique, ces dernières années. Et il faudrait mener la réflexion jusqu’au bout, quitte à abandonner cette piste (comme celle du référendum) si elle finit par décevoir. Elle présente en tout cas l’intérêt de répondre aux trois motifs de frustration relevés ici.

Si je suis désigné par le sort, ma voix peut avoir une réelle influence  : je participe aux débats, je peux faire des propositions ou en critiquer d’autres, je peux avancer un argument décisif. En outre, comme avec le référendum, un Parlement de citoyens tirés au sort traite de sujets bien délimités, sans être tributaire des tabous, des diktats ou des calculs électoraux des formations politiques. Il redonne sa souveraineté au peuple, représenté ici, non par des professionnels partisans, mais par un échantillon sociologiquement représentatif de la population (du moins si le Parlement est bien composé, ce qui exige qu’il soit de grande taille et que l’on cherche activement des participants dans les couches les moins instruites de la population, dans lesquelles on trouve moins de volontaires). De plus, à la différence du référendum, un parlement de citoyens peut débattre de sujets complexes. S’il est éclairé par des experts venant de différents horizons, ainsi que par des témoins issus de la société civile, représentant des associations intéressées au sujet traité et qui ont un point de vue argumenté à faire valoir, un parlement de citoyens peut délibérer, voire décider, avec les mêmes garanties de qualité qu’un parlement classique.

Ce mécanisme pose cependant deux questions redoutables. Celle de la compétence, si les citoyens ne sont pas suffisamment accompagnés, ou n’ont pas le temps d’approfondir la réflexion. Et celle de la délégation de pouvoir. Les parlementaires, ici, ne sont pas choisis par la population  : ils se substituent à elle, sans être liés par la peur d’une sanction électorale. Sommes-nous prêts à les laisser décider, au motif qu’ils nous ressemblent  ? Ou faut-il soumettre leurs propositions à un référendum ou à un parlement élu  ?