Espace de libertés | Octobre 2019 (n° 482)

International

L’Amérique du Sud est le théâtre d’une des plus grandes catastrophes écologiques et humaines de l’histoire : depuis vingt-cinq ans, 30 000 Équatoriens représentés par un ancien ouvrier devenu avocat, mènent un combat contre Texaco. Entretien avec Pablo Fajardo – le « David de l’Amazonie » – et la journaliste Sophie Tardy-Joubert qui suit l’affaire de près.


Saluons d’emblée l’album de bande dessinée Texaco. Et pourtant nous vaincrons. Co-écrit par Pablo Fajardo et Sophie Tardy-Joubert ainsi que par le dessinateur et auteur de reportages graphiques Damien Roudeau, le livre-événement retrace le bras de fer juridique entre une population victime d’écocide et d’ethnocide et la multinationale qui a détruit les vies des humains, de la faune et de la flore.

Ouvert en 1993, le duel entre David et Goliath, entre les 30 000 plaignants et Chevron (qui a racheté Texaco en 2001) s’est soldé il y a huit ans par une sentence historique condamnant Chevron à verser 9 milliards de dollars. Pourtant, la multinationale refuse de mettre la main au portefeuille, de dépolluer les sols contaminés et contre-attaque. Quelles sont les issues possibles de cette lutte ?

P.F. : Effectivement, Chevron refuse de payer ce qu’elle doit, ce qui montre qu’elle prétend être au-dessus des lois. C’est une entreprise irresponsable. Chevron possède des actifs financiers dans cent pays de par le monde. Nous allons continuer d’essayer de faire valider la condamnation de 2011 par la justice de l’un de ces pays pour que cet argent puisse être saisi. Nous étudions dans quel pays il est le plus prudent et stratégique d’intenter une action en justice.

S.T.-J. : Depuis que je connais cette histoire, j’ai vu les plaignants déboutés de toutes les cours qu’ils ont saisies. On peut espérer qu’un jour Chevron cherche à régler le problème qui ternit son image et nécessite de gros investissements en communication, en frais d’avocats… Peut-être un jour se rendront-ils compte qu’ils feraient mieux d’employer cet argent à réparer les dommages qu’ils ont causés. Pablo Fajardo et les plaignants de l’Union of the people affected by Texaco (UDAPT) continuent d’y croire, et leur optimisme est contagieux.

Pablo Fajardo, lawyer of the victims of environmental damage caused during oil operations in the Ecuadoran Amazon from 1964 to 1990 blamed on Texaco, which Chevron acquired in 2001, speaks during a press conference in Quito on September 10, 2018. - Fajardo said they are going to defend at all costs the judicial sentence they legitimately won, after an appeals court in The Hague has cancelled $9.5 billion in damages handed down by an Ecuadoran court against American energy giant Chevron for causing oil pollution in the Amazon jungle. (Photo by RODRIGO BUENDIA / AFP)

En Amérique latine, l’Amazonie brûle, mais elle est aussi polluée sans vergogne par certaines grandes entreprises. L’avocat Pablo Fajardo combat cette ignominie. © Rodrigo Buendia/AFP

La pollution de la forêt amazonienne en Équateur est loin d’être un cas isolé. Pouvez-vous évoquer l’espoir porté par un projet de traité de l’ONU qui, contraignant les multinationales à respecter les droits des populations dont elles exploitent les terres, mettrait fin à l’impunité d’entreprises souvent soutenues par des États corrompus ?

P.F. : Effectivement, les entreprises multinationales se comportent toutes de la même manière. Dans chaque coin du monde, il est clair que les peuples victimes ont le plus grand mal à faire valoir leurs droits en justice. Dans le cas de Chevron, par exemple, nous avons saisi les tribunaux du Brésil, de l’Argentine et du Canada. Ils se sont tous déclarés incompétents pour juger notre affaire, parce que, selon Chevron et les juges, les biens en question, appartiennent à des filiales de Chevron, considérées comme des entreprises indépendantes. Cela signifie que la structure juridique de ces entreprises, divisées en filiales, constitue un obstacle à la justice. Ce n’est pas le seul problème, il y a aussi bien sûr l’inégalité de moyens entre une entreprise comme celle-là et les victimes, des difficultés liées à la coopération internationale. Nous, l’UDAPT, nous considérons qu’un traité contraignant devrait répondre à ces problématiques mondiales. Il n’est pas possible que l’humanité continue de permettre de tels agissements et de garantir l’impunité aux responsables de ces crimes économiques.

S.T.-J. : Pablo Fajardo souligne souvent que si l’on veut attaquer un État, on peut s’adresser à la Cour pénale internationale. En revanche, aucune instance ne juge les crimes économiques. Il y a un vide juridique et l’adoption d’un traité contraignant serait un premier pas pour le combler. Cela dit, à titre personnel, je crois davantage à une mobilisation de la société civile et des mentalités pour changer la donne. La crise climatique a sans doute cet avantage qu’elle finit par générer une prise de conscience.

Au crime environnemental et social commis par Texaco s’ajoutent les nombreux assassinats d’activistes environnementaux. Pablo Fajardo, vous avez été menacé de mort, votre frère a été assassiné. À l’heure où les droites extrêmes, les climato-sceptiques font peser des menaces de mort sur les peuples autochtones et les militants écologistes, l’efficacité d’un contre-feu se loge-t-elle dans l’union de tous les peuples victimes de désastres causés par les multinationales ? Une union que, vous, Pablo Fajardo mettez en place… Rappelons que des activistes sioux ont lancé une série d’actions contre des banques européennes qui financent des projets climaticides.

S.T.-J. : En 2018, un rapport de l’ONG britannique Global Witness avait fait beaucoup de bruit. Il révélait que 207 défenseurs des droits à la terre avaient été tués l’année précédente dans vingt-deux pays différents. L’Amérique latine, qui concentre 60 % de ces meurtres, est le continent le plus touché. Ceux que l’on appelle « défenseurs » sont en fait souvent de simples citoyens, généralement des paysans, qui aspirent à continuer à vivre de leurs terres comme leurs parents ou leurs grands-parents. Cela suffit à faire d’eux des cibles. Amnesty International a soutenu l’édition de Texaco. Et pourtant nous vaincrons car elle voulait alerter sur le sort des défenseurs. Le témoignage de Pablo Fajardo permet cela.

P.F. : C’est un sujet de grande préoccupation pour nous et pour tous les défenseurs de la nature et de l’environnement. En Amérique latine, il y a chaque jour davantage de défenseurs assassinés, persécutés, menacés. Rien ne peut nous garantir une protection absolue. Mais nous considérons que rendre publique la situation des défenseurs et du travail qu’ils font, les protège un peu. De même que la solidarité et le soutien que nous nous apportons les uns aux autres, le fait de pouvoir dénoncer publiquement et juridiquement toutes ces agressions et d’exiger des investigations et des sanctions contre les responsables. J’insiste : rien ne permet de nous garantir une sécurité absolue, mais nous croyons que cela peut grandement nous aider.