Espace de libertés | Octobre 2019 (n° 482)

Bioéthique et laïcité, au cœur du vivant


Dossier

La bioéthique est née dans les années 1970 à la suite du développement et de l’expansion des progrès scientifiques. Mais aussi en réaction aux divers scandales mis à jour dans le domaine médical. Depuis, elle fait face à de nombreuses critiques et attaques de la part des obscurantistes.


Ce n’est pas une pratique figée : la bioéthique s’appuie sur différents paradigmes et principes eux-mêmes issus de courants philosophiques  que sont le déontologisme, le conséquentialisme, l’arétaïsme (ou éthique de la vertu), le principlisme, l’éthique du soin, l’éthique narrative, l’éthique de la discussion, avec essentiellement le respect de l’autonomie de la personne et son tenant le consentement, tout comme la liberté individuelle, le respect de la bienfaisance adossée à la solidarité, le respect de la justice et de l’équité. En soi, la bioéthique crée le cadre et les conditions de la discussion et de la réflexion éthique. Elle rejoint en cela la laïcité qui, elle-même, garantit les conditions permettant à toutes les idées d’être exprimées, sans argument d’autorité. Nous verrons qu’à l’heure actuelle, ces deux concepts sont critiqués et remis en question.

 

Initialement concernée par les avancées et questions soulevées par la pratique médicale et les découvertes scientifiques, la bioéthique va opérer une synergie avec les questions environnementales, si bien qu’elle sera motivée par tout ce qui concerne le vivant mais également les « corps inertes » comme les déserts ou même les trous noirs. Née à la suite de crises (expérimentations humaines douteuses ou dangereuses, catastrophes écologiques), la bioéthique doit faire à nouveau face à des critiques et des remises en question exprimées ouvertement ou sournoisement par de soi-disant détenteurs de la vérité qui menacent également les libertés et avancées acquises. Là se trouvent les enjeux futurs.

Des acquis à préserver

La Belgique s’est dotée de plusieurs lois en lien direct avec la pratique médicale, notamment celles concernant l’avortement, les soins palliatifs, l’euthanasie – y compris celle des mineurs d’âge. Ces lois sont le fruit de débats, de discussions, parfois de luttes nécessaires pour défendre les libertés individuelles et les choix des personnes. Il n’y a pas eu, n’en déplaise aux esprits chagrin, d’abus ou de débordements. Même si certaines situations ont pu parfois faire l’objet de questions voire d’enquêtes. Mais en l’espèce, en sortant de la clandestinité des pratiques historiques, ces lois permettent désormais la discussion en protégeant autant les patients que les praticiens. En particulier, la loi dépénalisant l’euthanasie sous conditions s’appuie sur la confiance mutuelle et n’est pas répressive. L’argument de la « pente glissante » (voir plus loin) ne se vérifie pas. Par contre, ces lois sont constamment remises en question et certains voudraient en limiter l’accès en multipliant procédures, règles et autres avis qui rendraient les démarches impossibles à assumer en culpabilisant au passage les personnes demandeuses. Par exemple, le passage obligé par un « filtre palliatif » est d’application dans certaines institutions, ce que la loi ne demande pas, et impose aux patients un parcours qu’ils n’ont pas choisi. Cette attitude s’inscrit dans une position moralisante ignorant la liberté individuelle et est inacceptable. Il existe également des structures dites d’ »aide à la discussion » qui évaluent la demande des patients, mais sans les rencontrer, afin d’en évalu

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er la « recevabilité » et au besoin de la « décoder ». Le patient, sujet de soins, devient objet de discussion et son discours s’en trouve édulcoré, détourné. Et donc trahi.

 

Ce ne sont là que deux exemples parmi d’autres qui illustrent la mise à mal d’une loi en tentant de la vider de son esprit. À propos de l’avortement, la question de l’ »âge » du fœtus et de son nombre de cellules, de sa reconnaissance comme être à part entière, la volonté de déclarer le décès et d’organiser des funérailles, démontre à quel point le contexte est ignoré voire méprisé. Et c’est évidemment, dans ce cadre, la femme qui en fera les frais. Cette volonté de décider ce qui est soi-disant bon pour quelqu’un se positionne clairement en porte-à-faux avec les concepts d’autonomie et de bienfaisance et remet en question l’esprit de la loi. Il est essentiel de garantir à chacune et à chacun le respect, des lois et des volontés exprimées. Préserver les acquis est l’un des premiers enjeux de la bioéthique.

La mise à mal de la clause de conscience

Il n’est pas possible d’ignorer le retour de l’intégrisme religieux et de la remise en question des connaissances scientifiques pourtant amplement éprouvées, avec en filigrane les phénomènes de fake news et de « post-vérité ». Cela s’inscrit dans une volonté de se réapproprier ce que les religions, essentiellement monothéistes, estiment avoir perdu : le contrôle des idées et de la vie spirituelle. Le créationnisme, les attaques vaticanes dès qu’il est question de décision en matière de fin de vie, d’avortement ou encore d’avancées scientifiques ou philosophiques qui s’y rapportent, la remise en question d’évidences comme la sphéricité de la Terre, démontrent une volonté, d’une part, de maintenir l’ignorance et d’autre part, de désigner des « coupables impies » jugés trop progressistes ou tout simplement soucieux d’apprendre et de découvrir. La remise en question des dogmes relève par conséquent du blasphème, et c’est sous le couvert de la liberté d’expression que les obscurantismes occupent la tribune en abusant de cette liberté.

Et c’est aussi en avançant la clause de conscience comme argument de façade – mais qui est en fait une stratégie d’opposition à tout progrès – que certains soignants vont utiliser pour refuser d’accompagner une demande d’euthanasie, voire d’examiner une personne d’un autre genre. Cela est d’autant plus inquiétant que les convictions et les positions éthiques des soignants ne sont pas toujours clairement affichées. Il n’est pas possible de savoir jusqu’à quel degré elles interviennent (traitement de la douleur, déclaration anticipée, procréation, contraception) sans parler des influences des origines ethniques ou des influences culturelles. Ce n’est pas par hasard si certains auteurs évoquent le caractère « anémique » du concept de clause de conscience lorsque celle-ci remet en question la validité des valeurs éthiques ou le fait qu’il puisse être invoqué pour des raisons non morales De ce fait, l’argument de la clause de conscience peut s’apparenter à un refus lié à des considérations personnelles. Ainsi en va-t-il de l’inconfort à accomplir une tâche qui s’avérerait fastidieuse et vécue comme un fardeau (suivi de la demande, entretiens avec les différentes parties, demandes d’avis, formalités administratives, etc.). Tout comme la pitié dangereuse est l’avatar malheureux de la compassion, l’empathie sélective est une triste manifestation du détournement de la clause de conscience. Lutter contre ce détournement est le second enjeu de la bioéthique.

Responsabilités

L’écologie terrestre se trouve perturbée et cette actualité ne devrait pas être remise en question. Ce n’est certes pas la première fois, mais actuellement, c’est en raison de l’activité humaine que des perturbations inédites apparaissent et modifient les écosystèmes. Le réchauffement climatique provoque de plus en plus de catastrophes qui dépassent les prévisions les plus pessimistes. Quoiqu’on en dise, il est difficile d’identifier les responsables, même si on pointe du doigt l’émission de gaz à effet de serre, la surconsommation d’énergie, les déforestations. Et les conséquences sont tout sauf linéaires. S’il est encore possible d’enrayer le processus, deux constats s’imposent. D’une part, certains nient cette réalité en justifiant, pour des raisons purement économiques, une production outrancière et un saccage écologique sans mesurer ou vouloir en reconnaître les conséquences dans une attitude isolationniste (USA, Brésil). D’autre part, sous couvert d’un discours environnementaliste, des échanges commerciaux sont conclus en dépit de l’impact sur l’environnement et des conséquences économiques locales (« accords » du CETA). La pression est mise sur les citoyens qui sont invités, via des injonctions systématiquement culpabilisantes, à revoir leurs comportements de consommateurs et, de la sorte, à réduire leurs impacts écologiques par un subtil renversement des responsabilités. Cela dit, le discours climatique est porteur en politique puisque les conséquences des décisions ne se constatent pas immédiatement. C’est aussi une façon d’éluder les questions cruciales qui portent sur l’économie ou les migrations. Le principe de responsabilité devrait être appliqué par tous pour tous et c’est un autre enjeu de la bioéthique.

Les enjeux à venir

Il est en permanence question du développement des sciences et des techniques qui ont ou auront un impact sur le vivant. Les domaines sont nombreux : gestation pour autrui (avec le concept méprisant de « mère porteuse »), dépistage génétique, médecine de précision, clonage d’organes ou d’êtres vivants, accès à des médicaments efficaces comme les dérivés cannabinoïdes. Et le débat entre les partisans du développement et les aficionados de l’ »heuristique de la peur », avatar malheureux du principe de précaution, reste vif. Ce qui est compréhensible dans le respect de la liberté d’expression, mais avec des arguments qui ne s’appuient pas sur les mêmes valeurs en termes de savoir, de respect de l’autonomie ou du souci concernant les générations futures. C’est ici que surgit inévitablement le concept de la « pente glissante ». Il s’agit, comme l’écrivait déjà Gilbert Hottois en 1995, de l’argument antihumaniste par excellence puisqu’il met en doute la capacité de juger et, par conséquent, de réagir et de tirer les leçons obtenues par l’expérience. C’est aussi un argument vide et creux en philosophie, usé jusqu’à la corde par celles et ceux qui ne peuvent accepter ou concevoir un progrès dans le développement des sciences. Pourtant, ce plan incliné de l’intelligence s’invite systématiquement dans les débats et contamine ceux-ci à coups de formules choc mais creuses à hauteur de leur banalité.  Il existe des risques mais surtout des espoirs et certainement des progrès qui s’opposeront toujours aux idées figées. C’est là un autre enjeu du débat bioéthique, à l’écoute des idées mais sans soumission.

La bioéthique est un brassage d’idées et non une idéologie. Elle offre un lieu de réflexion et de débat mais se doit de rester à distance des dogmes liberticides. Avec comme objet et comme projet le développement et la garantie pour tous d’être respectés, en ayant comme but l’accès à un monde meilleur exempt de haine et de violence. Tout comme la laïcité, en quelque sorte, puisqu’il ne suffit pas de naître libre, mais de le rester.