Espace de libertés | Octobre 2019 (n° 482)

Dossier

Le mouvement laïque belge, grâce aux régionales et associations qui l’incarnent et l’illustrent, a quelque chose d’exemplaire au regard de la division du mouvement laïque français. Uni, il défend et promeut le bel idéal de laïcité dans ses champs essentiels.


L’essence de la laïcité « à la belge », c’est d’abord le combat idéologique, pour rappeler la dimension émancipatrice et universaliste de l’idéal laïque, à rebours des enfermements communautaristes et des traditions rétrogrades. Celui de la politique ensuite, afin de faire respecter les droits humains fondamentaux, qui sont l’âme de la laïcité : liberté de conscience dans le choix d’une option spirituelle, mais aussi dans celui du mode d’accomplissement existentiel ; égalité de traitement de toutes les personnes, quelles que soient leurs convictions spirituelles respectives ; promotion du bien commun d’intérêt général, par-delà les différences. Celui de la culture enfin, affranchie de toute censure religieuse, et conçue pour porter l’accès aux arts et aux sciences à leur plus haut niveau mais aussi pour promouvoir la jouissance partagée des plus belles œuvres de l’héritage humain, tout en nourrissant l’esprit critique, si nécessaire à l’exercice éclairé de la citoyenneté.

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Le Centre d’Action Laïque a 50 ans et il peut être fier de son histoire. Il a su défendre les principes et les valeurs de l’humanisme laïque selon une exigence d’universalisme, excluant tout type de discrimination ou de privilège. Il y a de la place pour tout le monde dans la Belgique laïque. Croyants divers, humanistes athées ou agnostiques peuvent s’y côtoyer sans difficulté à la condition que l’égalité des droits donne son plein sens à la liberté de conscience reconnue à toutes et à tous. Or, c’est sur ce point que la vigilance est de mise dès lors que les religions jouissent de privilèges incompatibles avec une telle égalité, notamment, en Belgique comme en France, sur le plan de la scolarisation financée sur fonds publics. La stricte égalité de traitement des convictions spirituelles est une exigence de la laïcité, que le CAL n’a cessé de défendre. Et à juste titre, il a rappelé le nécessaire primat de la loi commune sur tout usage coutumier, religieux ou non, en contradiction avec les droits humains qui fondent l’ordre public. Et son action en faveur d’une culture partagée donne toute sa force à une telle exigence.

Héritage et évolution pour une coexistence harmonieuse

Honneur à mes amis du Centre d’Action Laïque qui donnent tant de force à la laïcité belge malgré les ambiguïtés du système des « piliers », produit d’une histoire complexe. Celle-ci donne en effet à la laïcité un statut étrange, puisqu’elle est traitée de la même façon que les options spirituelles religieuses et mise sur le même plan qu’elles. La laïcité n’a pas pour sens de promouvoir une conviction particulière, athée ou religieuse, mais de rendre possible une coexistence harmonieuse des différentes options spirituelles, sans privilège ni discrimination d’aucune sorte. Le CAL, par son universalisme militant, sait très bien rappeler de telles choses.

Les limites du modèle laïque belge ont des points communs avec celles du modèle laïque français. En France, la loi Debré de financement public des écoles privées religieuses sous contrat (votée en 1959) est un déficit majeur de la laïcité, ainsi que le concordat d’Alsace-Moselle. En Belgique, le financement public de l’enseignement religieux existe également, de même que le financement public des cultes. Mais un progrès sensible de l’égalité de traitement des citoyens a eu lieu avec l’admission d’organisations non confessionnelles au bénéfice de subventions publiques, alors que rien de tel n’existe encore en France, où la discrimination entre athées et croyants est en fin de compte plus forte, malgré la loi de séparation laïque de l’État et des Églises.

On parle donc de « piliers » pour désigner le pluralisme des pôles ins­titutionnels. Et le fait que les structures laïques semblent se différencier dans leur raison d’être des structures religieuses va les connoter comme « humanistes », voire « humanistes athées ». Or, la laïcité n’est nullement solidaire d’une option spirituelle particulière, qu’elle soit athée ou religieuse. Elle est en effet porteuse d’un projet universaliste qui ne peut se réduire à contrebalancer les privilèges des religions dans l’espace public par des privilèges symétriques de l’humanisme athée. Mais beaucoup considèrent cela comme un moindre mal, peut-être à juste titre, du moins tant qu’une stricte neutralité des institutions publiques n’est pas obtenue. Ainsi, le développement d’un système de « piliers » donne chair et vie au pluralisme en contestant le monopole des religions.

Une perspective universelle

En revanche, de très nombreux laïques belges m’ont dit ne pas être vraiment satisfaits d’un tel système, qui dessaisit la laïcité de sa portée universelle, en semblant la traiter comme une option spirituelle parmi d’autres. Avec à terme l’inconvénient d’un morcellement de la sphère publique qui risque d’être dévolue à une mosaïque de communautarismes juxtaposés au lieu d’incarner le bien commun à tous, ce que tous ont en partage au-delà des différences qui distinguent mais ne doivent pas séparer.

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Quelles sont les perspectives d’évolution de la laïcité en Belgique comme en France ? Les attentats islamistes dont les deux pays ont été victimes sont dans toutes les mémoires, et le danger communautariste est très réel. Comment le contrer ? En développant une sphère publique commune à tous, qui assurerait la seule promotion de l’intérêt général par une réaffectation graduelle de l’argent public à des services universels de santé, d’éducation, de développement de la culture. Un tel scénario impliquerait un transfert de fonctions, et aurait le mérite de mettre en avant ce qui unit tous les êtres humains par-delà leurs différences de convictions personnelles, ce qui reviendrait à tenir celles-ci pour libres, mais privées. Ce processus serait celui d’une laïcisation nouvelle manière, impliquant la neutralité confessionnelle des pouvoirs publics. Cette neutralité officielle se conjuguerait à la liberté des religions et des philosophies humanistes dans la société civile. Non pour y remplir des fonctions désormais assumées par l’État, du fait de leur caractère universel, mais pour y cultiver des conceptions du monde et de la conduite existentielle conformes à des préférences particulières, toujours dans le respect de la loi commune.

Quant au pilier laïque, il se redéfinirait non plus comme un pilier, mais comme une condition du vivre ensemble, un cadre juridique commun à tous. Ce qui exigerait bien sûr que cesse sa confusion avec une philosophie particulière, celle de l’humanisme athée. Celle-ci pourrait alors acquérir sans ambiguïté ni prétention à l’universalité le statut d’une option spirituelle parmi d’autres. La laïcité serait alors fondement commun du pluralisme plutôt que pilier particulier pris dans le pluralisme. Sans doute est-ce le vœu d’une grande partie des laïques belges qui ne se résolvent pas à n’être qu’une composante idéologique de la société, car ils (elles) pensent que la laïcité peut unir des êtres humains sans leur faire renoncer à leurs particularismes. Simplement, ceux-ci doivent désormais s’inscrire dans un horizon de paix et de concorde, assuré par une égale liberté pour chacun et pour tous. Comme par une chose publique commune à tous. Telle serait la perspective rendue possible par un fondement laïque du vivre ensemble. Avec une authentique concorde à la clef. Les religions peuvent-elles consentir à une telle évolution ? Telle est bien la question.