Le monde du travail, en principe basé sur l’égalité, relève en réalité d’une ethnostratification : l’origine détermine dans quelle niche du marché de l’emploi on se retrouve. Pour dénoncer et décortiquer le phénomène, la troupe de théâtre Ras El Hanout et Unia, le Centre interfédéral pour l’égalité des chances, se rencontrent sur les planches avec « The D-Word ».
Dans les sous-sols de l’Entrepôt royal, à Tour & Taxis, en ce 21 mars, journée mondiale de lutte contre les discriminations raciales, le plateau a des allures de ring de boxe. Tout autour, spectateurs/trices, travailleurs/euses et employé.e.s du site assistent à des scènes de recrutement inspirées de situations réelles. Des scènes de discrimination presque ordinaires. Ynes Bensaad, Florine Boninsegna, Chiraz Graja, Hakim Khalifa et Salim Haouach se mettent tour à tour dans la peau de responsables des ressources humaines et de demandeurs d’emploi qualifiés et autres candidates idéales… mais qui ne sont pas retenu.e.s. Les échanges verbaux sont vifs, incisifs. On en rit, tellement c’est gros. Pourtant tout cela a un jour été vécu par une personne en recherche d’emploi et rapporté auprès d’Unia, le Centre interfédéral pour l’égalité des chances. Le mot en D dont il est surtout question ici, c’est « discrimination ».
Candidature rejetée
Face à la directrice des ressources humaines, une femme noire souhaite reprendre le travail dans un call-center après une pause-carrière. Malgré son expérience, elle s’entend demander si on la comprend toujours quand elle s’exprime et se voit proposer une formation pour perdre son accent « pas belge ». Une jeune étudiante qui porte le voile se fait féliciter pour son rapport après un stage d’animatrice. Mais quand elle se présente pour un poste vacant dans le même domaine, on lui demande si elle est flexible par rapport à sa tenue vestimentaire, puis sans plus tourner autour du pot, si elle serait d’accord d’enlever son hidjab : « Car tu comprends, au sein de l’ASBL, on fait un travail par rapport à la laïcité et à la neutralité… » Un candidat qui n’a pas mis sa photo sur son CV, fort d’un diplôme en électromécanique et de trois années d’expérience, s’entend lourdement interroger sur sa provenance. Résider à Berghem-Sainte-Agathe et être né en Belgique ne suffit pas à « rassurer » le recruteur et les clients potentiels quand on a des parents turcs. « Du point de vue de la crédibilité, être Belge, c’est plus rassurant, vous comprenez ? » Un jeune homme « basané » se voit accorder un poste de maître-nageur sans passer par la case entretien car il « a l’air marocain » et « parle sûrement arabe puisqu’il vit à Molem’ ».
« On vend des systèmes d’alarme, pas des frites ! » : coup de pouce théâtral et caricatural pour dépasser les stéréotypes qui collent à la peau de certains candidats. © Ras El Hanout
L’employeur n’a pas tous les droits
Après chaque scène, le public – dans lequel sont disséminés des acteurs pour susciter l’interactivité – s’exclame, interjette et est invité à répondre à la question du jour : « Est-ce qu’il s’agit, selon vous, de discrimination ? » Chaque scène est décortiquée. Et les expertes d’Unia, Tina et Claire, sont là pour rappeler que l’on ne peut pas faire n’importe quoi en matière de recrutement et que la discrimination peut être objectivée par dix-neuf critères protégés. Faire l’objet d’un traitement différencié sur la base de ses origines ethniques, de ses convictions religieuses ou philosophiques, c’est être discriminé. « Les scènes sont volontairement caricaturales, le but est de permettre de se mettre à la place de l’autre et l’humour sert à dédramatiser. »
« Avec le théâtre-action, on aime confronter les points de vue », raconte Salim Haouach, qui a mis en scène cette création collective de la troupe Ras El Hanout. « Nous avions déjà monté un projet avec Actiris “Ceci n’est pas une convocation” et nous avions envie de poursuivre. Le nom même de notre compagnie nous freine parfois. Lors du contact avec les entreprises, la réponse est souvent “il n’y a pas de discrimination ici”« . En effet, la plupart des employeurs pensent – de bonne ou de mauvaise foi – ne discriminer personne, mais les études sous-tendent le contraire.
Selon le Baromètre de la diversité – Emploi (2012), « un candidat d’origine étrangère a 6,6 points de pourcentage de chances en plus de subir un désavantage discriminatoire et 4,5 points de pourcentage de chances en moins de bénéficier d’un avantage discriminatoire par rapport à un homme de 35 ans d’origine belge (profil de référence) ; près de 10 % des responsables RH interrogés affirment que l’origine du candidat exerce une influence sur la sélection finale et 5 % indiquent que la couleur de peau intervient également. Et ce, même après l’invitation à un premier entretien d’embauche ; 45 % des responsables RH disent que certains signes religieux, comme le foulard, ont un impact sur la sélection finale. La question est évidemment de savoir dans quelle mesure cette distinction est fondée sur la religion ou sur l’origine ethnique ; 8 % des responsables RH indiquent que les candidats issus d’une minorité ethnique doivent davantage prouver leur valeur lors d’une procédure de sélection. »
Le poids des chiffres
Autres éléments-clés observés par Unia : « 75 % des personnes d’origine étrangère interrogées disent avoir été victimes de discrimination au moins une fois durant leur recherche d’emploi, et 20 % des personnes d’origine marocaine, qui constituent la principale minorité ethnique en Belgique, disent avoir été victimes d’une discrimination à l’embauche au cours de l’année écoulée et 10 % affirment avoir subi une discrimination sur le lieu de travail. Pour les personnes d’origine turque, les pourcentages sont respectivement de 10 % et de 9 %. Bien que ces chiffres ne reflètent pas des comportements réellement observés, ils fournissent tout de même une indication sur l’ampleur des discriminations sur le marché de l’emploi. »
Le constat est indéniable : « Parmi les domaines de compétences du Centre, l’emploi est celui qui fait l’objet du plus grand nombre de signalements, en particulier lors de l’embauche. » Outre le traitement des signalements de personnes qui se sentent discriminées, la prévention et la sensibilisation font aussi partie des missions d’Unia. Pour tenter d’y mettre un terme et changer le regard des employeurs, il existe des formations pour apprendre à dépasser les stéréotypes. « La mise en place d’une procédure de sélection objective est un aspect qui peut contribuer à donner des chances égales à des candidats issus des groupes cibles. Mais les personnes chargées de la procédure de sélection jouent aussi un grand rôle », constate Unia. Le partenariat avec une troupe comme Ras El Hanout a tout son sens. « À travers un regard juridique, Unia souhaite aider les entreprises », explique Bruno Martens, policy advisor. Et la sensibilisation passe aussi par des actions originales, comme du théâtre-action, susceptibles de toucher le monde de l’entreprise. Avec un objectif à long terme : que le mot en D, dans le monde professionnel, soit uniquement « diversité ».