Espace de libertés | Octobre 2019 (n° 482)

International

Parmi les derniers lieux où s’échouent les migrants en quête d’un port d’attache en Europe : Malte. Autre île, mais mêmes problèmes que pour ses consœurs grecques et italiennes. Les migrants y sont parqués dans des camps ou survivent avec l’aide des ONG et des bouts de ficelles. L’attente est longue en terre de chevaliers.


Dans le bar minable situé devant le centre d’identification des migrants à Marsa, les journées semblent interminables. Pour tuer le temps, on joue aux dominos et au billard, ou on tente d’apercevoir la mer au-delà des navires rouillés qui flottent à la dérive. Tout, ici, rappelle l’Afrique. Pas seulement les langues avec lesquelles les migrants communiquent ni les effluves épicés de la viande sur le gril. Même le vent chaud et sec rappelle le continent africain. Curieusement, non sans une pointe d’ironie quant à sa géographie, Malte joue son rôle de portail sud de la forteresse Europe. Les agglomérations évoquent la Sicile, le Proche-Orient et l’Empire colonial britannique. On y parle une langue sémitique proche de l’arabe tunisien, on y porte des noms siciliens, ibériques, arabes ou hébreux.

L’accueil maltais…

Kopin est l’une des ONG fort active dans la région. Elle cherche à promouvoir un « accueil durable » et un lieu de rencontre entre communautés locales et étrangères, par le biais de projets d’éducation et de formation. Comme Dominik et William l’expliquent, toute personne qui arrive illégalement à Malte est emmenée au centre de dépistage où elle restera au maximum quinze jours pour être identifiée, enregistrée et où son état psychologique et de santé sera évalué. Aujourd’hui, la détention n’est plus immédiate. Elle est d’application pour ceux dont le visa a expiré ou qui ne possèdent pas de documents. Elle peut être prolongée dans des conditions restrictives et en l’absence d’informations claires sur la personne. Les autres, en particulier ceux qui obtiennent l’asile ou trouvent un emploi, sont logés dans l’un des cinq « centres ouverts » présents sur le territoire national et géré par l’État qui leur verse un revenu minimum, sans toutefois proposer de nourriture et d’autres services d’aide interne. Généralement, dans ces « centres ouverts » surpeuplés, les personnes ont la liberté d’entrer et de sortir pour aller à l’école ou au travail.

ok_int_malte

Partie de dominos dans un ancien conteneur industriel pour tuer le temps, dans l’attente d’une régularisation. © Giacomo Sini

Selon le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR), en 2018, il y a eu 1 445 arrivées irrégulières en provenance de Libye, mais aussi du Soudan, du Bangladesh, de la Corne de l’Afrique et de Syrie. En revanche, la tendance actuelle, commentent les ONG, est celle des jeunes qui ont transité par l’Italie et qui débarquent sur l’île à la recherche d’un emploi. Une réalité également causée par la politique d’immigration de l’ancien ministre italien Salvini et de son discours sur la fermeture des ports de la Péninsule. Abdurrahman, un Touareg de Libye, résidait il y a quelques mois encore dans un centre d’accueil près de Catane, en Sicile. Il raconte qu’il y travaillait comme électricien et s’est retrouvé à Malte suite à la fermeture du centre, ne sachant pas où aller malgré son permis de séjour italien. Quant à la situation dans son propre pays, il commente : « En Libye, les gens ont complètement perdu la raison. Là-bas, des gars comme moi sont abattus comme des mouches. Le reste de ma famille a préféré fuir au Nigeria. »

Conteneurs et compagnie

À Hal-Far, une zone industrielle et désolée, deux centres ouverts – dont l’un exclusivement réservé aux familles – ont poussé près d’un ancien hangar d’aviation britannique. Une rangée de conteneurs blancs superposés s’aligne impassiblement. Sept ou huit personnes logent dans chacun d’entre eux. Un ancien bâtiment de détention a aussi été acheté par un particulier qui loue des chambres à 100 euros par personne et par mois. Il y a également le PeaceLab, une organisation active depuis trente ans et dirigée par un moine franciscain de 89 ans, le père Dionysus Mintoff, assisté par Livingstone, un jeune étudiant kényan. Son petit studio, qui intègre également la chambre à coucher, est rempli de livres et de magazines en plusieurs langues. Le petit jardin abrite encore une cinquantaine de demandeurs d’asile auxquels ils procurent des repas quotidiens. Parmi ces derniers, Mike, qui s’est échappé de Gambie parce qu’il est tombé amoureux de la fille d’un puissant imam local avec laquelle il a eu un enfant qu’il ne peut même pas avoir au téléphone. S’il n’avait pas été en danger de mort, il serait resté dans son propre pays, où il tenait un salon-lavoir. « Personne ne souhaite quitter sa maison. J’aimais mon pays, mais en Afrique, vous n’êtes pas libre d’être vous-même si vous pratiquez une autre religion, si vous avez une orientation sexuelle différente ou certaines idées politiques, vous risquez la mort ou la réclusion à perpétuité ». Ali, qui a fui les islamistes d’Al Shabaab, en Somalie, contemple les conteneurs flamboyants du Centre Far Open. « Au lieu d’enfermer les gens dans des centres, l’Europe devrait leur offrir une éducation, car beaucoup d’entre eux ont de grandes capacités. Il y a notamment des médecins et des informaticiens qui, si l’avenir était plus clément, reviendraient ensuite en Afrique pour améliorer leurs pays comme ce fut le cas avec la décolonisation. »

L’extrême droite en embuscade

Dans la région, on trouve encore Hal Far Outout, un point d’information et un café installés dans une cabane par la population locale. On y offre un soutien linguistique et informatif en attendant la création d’une bibliothèque spécialisée en livres pour enfants. Une goutte dans un océan… de difficultés !

En avril dernier, sur la route reliant Hal-Far à Birzebbuga, un Ivoirien de 42 ans, Lassana Cissè, a été abattu et deux autres blessés lors d’une attaque. L’enquête, qui est toujours en cours, a abouti à la comparution devant le tribunal de deux soldats de la base militaire voisine, présumés auteurs du meurtre. « Il y a eu d’autres épisodes similaires par le passé », avoue un volontaire qui préfère conserver l’anonymat. « Les soldats n’ayant pas de chats ni de lapins à tirer, ils ont donc décidé de chercher des migrants. »

Repli identitaire

À Malte aussi, la peste brune rôde. Les voix obtenues depuis près de vingt ans par le groupe d’extrême droite national Imperium Europa ont triplé. Mais il n’a heureusement pas obtenu de siège au Parlement européen. Directeur de la Fondation Aditus, une ONG créée en 2011 par un groupe d’avocats dévoués à la lutte pour le respect des droits humains dans l’île, Neil Falzon insiste sur le fait que les raisons principales de la xénophobie à Malte reposent non seulement sur l’espace restreint du territoire insulaire, mais aussi sur la peur de l’invasion musulmane perçue comme menaçant l’identité catholique. Ceci malgré le fait que beaucoup de migrants africains sont chrétiens eux-mêmes. Contrairement à ce sentiment répandu dans la population, l’Église catholique, qui jouit d’une forte autorité à Malte, fournit des logements et une assistance pour trouver du travail ou organiser des mariages et des funérailles, en coopération avec un forum regroupant des ONG locales. Mgr Alfred Vella, de la Commission des émigrants de Malte, une organisation caritative créée en 1950 pour venir en aide aux Maltais émigrés à l’étranger, a lui aussi élargi son champ d’action ces dernières années, s’adressant ainsi à « tous ceux qui se déplacent », sans distinction de race ou de religion.

Tais-toi et bosse !

Cependant, le principal problème est le coût élevé de la vie et des loyers, ainsi que le fléau du travail au noir, qui fait chuter les salaires. Autour d’Il-Marsa ou d’Hal-Far, des fourgonnettes passent quotidiennement pour emmener les migrants désireux de travailler sur les différents chantiers de construction de nouvelles maisons et d’hôtels de luxe qui se sont multipliés ces dernières années. Un phénomène lié à la spéculation immobilière, qui suscite un timide débat dans la société maltaise. Cela va sans dire, aucune protection n’est fournie aux migrants travaillant sur des grues ou les échafaudages. Du coup, les accidents et les morts sur chantier se produisent tous les jours, avec des frais d’hospitalisation entièrement à la charge du travailleur. « Une plainte auprès de l’employeur pourrait coûter la perte du permis de travail », confirme John, un Somalien ayant séjourné à l’hôpital après un accident. « Les migrants provenant d’Italie constituent une opportunité pour les entrepreneurs locaux qui les exploitent comme main-d’œuvre bon marché. Certaines personnes arrivent pourtant déjà à Malte en tant que victimes de la traite des êtres humains, amenées de force par des “agences de travail” louches depuis leur pays d’origine », expliquent les volontaires de Kopin. « Les entrepreneurs ont une influence déterminante sur les décisions politiques des deux partis locaux, car ils estiment que Malte a besoin d’encourager le tourisme et l’arrivée de navires de croisière. Mais cet essor économique insoutenable n’a pas apporté plus d’argent pour les services fondamentaux, tels que la santé et l’éducation, et encore moins pour améliorer le système d’accueil des migrants. »

La mer cimetière

Comme l’explique Ahmed Bugre, le directeur d’origine soudanaise de la Fondation pour le logement et le soutien aux migrants, le sentiment d’abandon et d’isolement est très répandu parmi les migrants présents à Malte : « Les immigrés sont immédiatement enfermés dans des centres d’identification et sont perçus négativement par la société, par les médias et par les politiciens. On les voit en tant que porteurs de maladies et envahisseurs islamistes, de sorte qu’ils finissent eux-mêmes par s’auto-exclure et se marginaliser ». « L’éducation est la clé de l’intégration, mais dans une société fermée et monoculturelle comme celle de Malte, l’accès à cette éducation pour les étrangers est fortement découragé », explique Hamid, un autre membre de la communauté soudanaise. Un chemin semé d’embûches depuis le départ, donc.

Ici encore, la Méditerranée, écrin des côtes maltaises, ne cesse d’engloutir des êtres humains. Des corps d’inconnus, que le rêve d’un avenir meilleur a contraints à supporter le désert et la violence dans les camps de prisonniers en Libye. Ceux qui ont fait naufrage sur cette île ont probablement nourri des espoirs, comme d’autres dans le passé. Mais, ils sont finalement arrivés dans une prison naturelle, d’où ils ne peuvent partir.