Espace de libertés | Octobre 2019 (n° 482)

Du manichéisme de la radicalité


Dossier

Au nom de la lutte contre le terrorisme et contre toutes les formes de radicalité, les États démocratiques sont tentés par des réponses épidermiques, mal calibrées et liberticides. « Tout ce qu’il faut éviter », résume le criminologue à l’Université de Liège Michaël Dantinne. Il conseille aux autorités de « prendre le temps de la réflexion et de cultiver les passions auprès des jeunes ».


Des États-Unis à la Pologne en passant par l’Italie, la France ou la Belgique, les radicalismes bouleversent nos sociétés. On observe un durcissement politique, un repli identitaire, une montée des communautarismes et une poussée des populismes. Existe-t-il un dénominateur commun ?

Le radicalisme d’idées, le terrorisme ou « radicalisme violent », et tout un autre panel de radicalismes dans lequel j’inclus la contestation (ou ses voisins de palier) que sont l’antisémitisme, l’anarchisme, le populisme ou le conspirationnisme doivent être perçus comme révélateurs d’un mal-être sociétal. Tous les griefs qui en résultent et les affects négatifs qui en émergent peuvent favoriser la rencontre potentielle entre des individus isolés ou en petits groupes avec un structurant idéologique qui offre une lecture extrêmement simpliste, et donc « sexy », des problèmes de ces gens : « Tu n’aimes pas ta vie, tu n’as pas de travail, tu te sens exclu. Voilà pourquoi c’est arrivé, et voilà ce qu’il faut faire pour y remédier ». Ce phénomène va regrouper, de manière très manichéenne et polarisante, des gens qui se sentent victimes – un sentiment sur lequel le radicalisme va capitaliser. Et il va définir un ennemi ou un responsable qu’il va falloir châtier (comme les profanes, les élites…). Pour contrecarrer ces radicalismes, plusieurs dynamiques sociétales existent, mais les États tombent malheureusement souvent dans une forme de « populisme pénal » qui consiste à réagir trop vite et à prendre des mesures politiques inadéquates. Au nom de la lutte contre le terrorisme, on accepte des réponses liberticides pour « reprendre le contrôle ». Jusqu’où ? Avec quelle efficacité ? Le risque sous-jacent, c’est de contrer des radicalismes par des politiques elles-mêmes radicales qui ne feront qu’augmenter la polarité de différents groupes. Les radicaux qui sont tentés d’adhérer à ces idées ou qui hésitent à passer à des actes punissables vont voir dans ces prises de décision politique, qui ciblent – ou dont ils ont l’impression qu’elles ciblent – la communauté à laquelle ils s’identifient, une marque supplémentaire de la victimisation qu’ils ressentent. C’est le piège dans lequel il ne faut pas tomber.

Comment l’éviter ? 

Dans l’idéal, il est grand temps de prendre le temps de la réflexion. La majorité des États ont épuisé les mesures qu’ils avaient dans leurs cartons pour répondre aux attentats et aux futures menaces. Sur la base de cette analyse, il faut ensuite mener des politiques courageuses. Il est clair qu’il faut prendre des mesures sécuritaires et se donner les moyens d’une détection et d’une répression des individus qui veulent commettre des attentats. Et donc muscler les services de renseignement, de police et surtout les outils judiciaires qui restent les points névralgiques de ce type de lutte. Mais si on ne travaille pas tous les éléments de société qui créent les conditions d’adhésion des individus à ces idéologies, ça ne fonctionnera pas. Empêcher ces idées de circuler n’est qu’une vision vaine et « court-termiste ». Travailler en amont est indispensable, notamment à travers l’éducation. Je pense surtout au rôle de l’école ou d’autres institutions sociales comme la famille ou les mouvements de jeunesse tout au long des trajectoires de vie.

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Le travail est également brandi comme un remède efficace et à long terme.

Oui, mais il faut aussi absolument valoriser d’autres éléments que le travail. Aujourd’hui, le plein-emploi est un mythe. Il faut créer les conditions d’accès à d’autres statuts ou à la valorisation de statuts existants. Il faut davantage s’appuyer sur les ressources de la société « non professionnellement active » en lui offrant de la visibilité. Je pense notamment au bénévolat. D’autres facteurs protecteurs existent. Il est notamment crucial que la société cultive les passions chez les plus jeunes et leur permette de les assouvir : le sport, l’art ou la culture sont d’excellents moyens de prévention, dans lesquels les gens peuvent se réaliser et échapper à l’impression d’un avenir bouché, d’une inexistence ou d’être « en trop dans la société ».

Ces éléments de lutte contre le radicalisme sont-ils inexistants ?

Certaines choses se font déjà avec toutes les difficultés qu’on imagine dans un état comme le nôtre, véritable millefeuille institutionnel avec des compétences détenues par différents niveaux de pouvoir. Et c’est une forme de travail ingrat, car son résultat est difficile à mesurer. Si un adolescent sort d’une trajectoire de radicalisation, ça ne se saura jamais. Pour autant, il ne faut pas jeter ces efforts à la poubelle. Un autre challenge consiste à agir sur le fonctionnement de la société pour que le charme qu’opère cette offre idéologique perde de son attrait.

Vous avez un exemple concret ?

Vu que le chantier est vaste, prenons le seul exemple des religions. On peut s’étonner du succès d’un certain nombre d’idéologies religieuses, dont l’interprétation donne lieu à des prescrits comportementaux qui semblent mal s’accorder avec la modernité de nos États. Je pense aux salafistes ou au fait de demander à des femmes de se voiler intégralement ou de refuser tout contact avec des hommes. Dans ce champ religieux, un travail auprès des plus jeunes sur le rapport qu’entretiennent ces religions avec la vérité, notamment scientifique, me semble être une réelle nécessité. Est-ce qu’une religion dit le vrai ou est-ce qu’une religion propose un discours sur le vrai ? Qu’est-ce qui va prévaloir entre la vérité légale et la vérité religieuse lorsqu’elles sont en conflit ? La loi des hommes ou la loi de Dieu ? Ce sont de vrais enjeux. Si on accepte que la religion est un discours sur la vérité plutôt qu’un énonciateur de vérité, je crois qu’on fait un grand pas vers un État laïque où chacun a le droit d’adhérer au discours qu’il veut sur la vérité sans remettre en cause la vérité scientifique.

Votre diagnostic sur l’état de santé de nos démocraties est-il forcément sombre ?

Déformation professionnelle oblige. Mais c’est indéniable, certains marqueurs sont mauvais. La rupture semble assez consommée entre ceux qui dirigent et ceux qui sont dirigés. Cela crée, partout, une montée des grands populismes. Ces mouvements sont inquiétants, tant par les projets qu’ils portent que par la polarisation et le communautarisme qu’ils engendrent. On a des pseudo-vainqueurs et beaucoup de perdants, une société manichéenne avec les bons et les méchants, des responsables et des victimes. C’est une boucle infernale. Ce qui est véritablement dangereux, c’est qu’on est désormais davantage dans le rejet de certains projets que dans l’adhésion à des idées. Avec les gilets jaunes par exemple, on a vu un conglomérat de gens dangereux, parfois frontalement opposés, qui regroupait des islamistes, l’extrême droite, des antisémites et des petites gens au sens noble du terme. Tout ce beau monde a amalgamé sa colère pour des motifs sincères ou opportunistes pour marquer son rejet des élites qui dirigent. Quand vous avez des opposés qui s’allient, c’est que le bassin de recrutement de ces idées extrémistes est chargé. Jetez un coup d’œil aux thèses conspirationnistes qui avançaient que l’État français était impliqué dans l’attentat de Strasbourg. C’est effarant. Le danger, c’est qu’une idéologie vienne récolter des fruits sur cette fracture invisible et profonde. Comme l’a fait Daesh pendant longtemps avec son « mythe du Califat ». Cet état de société dangereux ne doit pas être sous-estimé et il faut mener des actions pour sortir de cette dynamique infernale. Elle a mis tellement d’années à se construire qu’il faudra le double du temps pour la défaire. Nous aurions à faire face à des problèmes de plus en plus graves ; et pour cette raison, je pense qu’il ne faut pas abdiquer.