Espace de libertés | Octobre 2019 (n° 482)

Libres ensemble

Féministe universaliste qui n’a pas peur d’aborder les sujets qui hérissent – voire enflamment – l’opinion publique, Fatiha Agag-Boudjahlat analyse sans concession la pratique du port du voile islamique.


« Ne nous perdons pas dans cinquante nuances de textiles », précise d’emblée cette fille d’immigrés algériens, enseignante et confondatrice du mouvement Vivr(e) la République. « Plutôt que de se concentrer sur une archéologie du voile, il faut analyser et combattre politiquement le voilement, parce que c’est l’acte qui compte autant que l’objet. » Elle dénonce notamment la « normalisation » d’une pratique que l’enseignante considère comme sexiste et communautariste. « Le voilement signifie que la femme qui s’en vêt consent à se soumettre aux injonctions religieuses patriarcales. » Elle remet en cause surtout la tentation de rendre compatible un symbole religieux, comme le voile, avec l’émancipation de la femme ou encore avec la laïcité, une imposture qui consiste à faire croire que le voile serait tout, sauf religieux.

À l’instar de son précédent essai, Le Grand Détournement, Boudjahlat pointe dans Combattre le voilement les stratagèmes et inversions accusatoires des « ennemis » de la laïcité qui tentent par toutes les tactiques, de l’arsenal juridique aux réseaux sociaux, à figer l’identité des individus – à commencer par les femmes – dans un moule grégaire. « La stratégie à laquelle elles concourent consiste à utiliser les femmes pour légitimer en France un ordre religieux islamique. »

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L’enseignante, auteure de livres sans concessions sur le rôle de la laïcité dans nos sociétés, mais aussi sur le voile et le néo-féminisme différentialiste et racialiste, récuse aussi le registre de la victimisation.

Son indignation se révèle dans la mise à nu et le démontage d’un mécanisme de renversement des valeurs par lequel la tolérance, l’antiracisme, le féminisme et les droits de l’homme, à grand renfort de discours victimaires, sont ainsi retournées en un différentialisme identitaire, où la liberté se réduit à des choix collectifs d’allégeance, où ces termes sont dénués de leur portée universelle, pour être confinés aux domaines ethniques et religieux.

«Vierge, pudique et discrète »

Fatiha Agag-Boudjahlat s’attaque notamment avec force aux contradictions du néo-féminisme différentialiste et racialiste. « Elles qui traquent les effets et les signes du patriarcat occidental jusque dans la grammaire sont atteintes de cécité et de surdité culturelles. Sous prétexte qu’en Occident, le voilement n’est pas forcé, ou plutôt que la contrainte est rarement accompagnée d’effusion de violences, ces drôles de féministes refusent d’admettre qu’il n’en est pas moins le signe de la subordination de la femme à la Sainte Trinité patriarcale : la femme doit être vierge, la femme doit être pudique, la femme doit être discrète. »

L’auteure montre ainsi comment le « détournement » du combat féministe aboutit à l’exact opposé de l’émancipation des femmes, amenant à une légitimation d’un féminisme religieux, notamment islamiste, et à une stratégie patriarcale du contrôle des corps. « Prétendre à un féminisme religieux est similaire au fait de se qualifier de République populaire quand on est une dictature », résume-t-elle. Selon l’auteure, ces adeptes, dans leur volonté de légitimer le voilement au nom des droits individuels, font avancer la cause du rigorisme religieux. Dans ce même combat, intégristes et féministes se retrouvent autour du voile, main dans la main donc pour transformer la liberté en servitude volontaire. « On peut dorénavant se dire féministe et se voiler, ce qui revient à satisfaire des exigences patriarcales orientales. Le féminisme n’est plus synonyme d’une émancipation individuelle et collective, mais devient l’exercice d’une liberté apparente, qui interdit de questionner les conditions de l’obtention du consentement. » Fatiha Agag-Boudjahlat en veut pour preuve le détournement du slogan féministe « Mon corps, mon choix » invoqué par les femmes pour faire reconnaître leur droit à disposer librement de leur corps. « Ce slogan, efficace et fulgurant, presque indiscutable, est désormais détourné et retourné contre les femmes : il visait à obtenir une autonomie totale, il est devenu l’argument de ceux qui défendent l’orthodoxie religieuse sans entrave. » La conséquence politique d’un tel détournement est un « droit à géométrie variable, une personnalité des lois, un régime d’historicité différencié sur un territoire pourtant commun » et un enfermement des individus dans des « capsules spatio-temporelles ».

Derrière cette géométrie variable, Agag-Boudjahlat refuse le registre de la victimisation. Ce registre tantôt « larmoyant », conditionné par le communautarisme, tantôt culpabilisateur, justifié par la repentance coloniale, est, à en croire l’essayiste, une arme efficace pour imposer des choix idéologiques réactionnaires, ébranler toute politique laïque, faire flancher toute fermeté républicaine et mettre à bas le règne de l’intérêt général. « Il faut pourtant confronter ces femmes à leurs choix, à leurs arbitrages et à leurs conséquences, dont la société ne saurait être tenue pour comptable, sans en faire des victimes, des martyres, ce qu’elles ne sont pas. »

Un choix contraint

Fatiha Agag-Boudjahlat récuse aussi la vision qui consiste à faire des femmes voilées des victimes. « Il y a des situations de contrainte, la plus courante étant la contrainte intégrée par la pratique religieuse. Mais la majorité des femmes fait ce choix librement. Une liberté conditionnelle certes. Sévèrement bornée et clairement balisée. » Selon elle, c’est un choix, et la liberté de se voiler n’exclut en aucun cas la notion de contrainte. Ainsi, pour le voile, on ne pourrait parler de choix libre que s’il y avait une équivalence morale entre les deux termes de l’alternative. Or, pour l’auteure, celle-ci se résume à ce choix : la vertu avec le voile, le vice sans lui.

Elle dénonce également les accommodements raisonnables en analysant le cas des mamans voilées présentes lors des sorties scolaires. « Leur choix d’une religiosité orthodoxe ostentatoire contrevient à l’intérêt des enfants quand il s’exprime dans une activité, sortie scolaire par exemple, du service public particulier qu’est l’école. Parce qu’il normalise et banalise une pratique ultra-orthodoxe dans un lieu particulier, habituant les petites filles musulmanes au voilement comme unique modalité de piété reconnue, et les petits garçons à ce que les filles et les femmes soient voilées. »

Marquée dès l’enfance

Pour condamner l’assignation identitaire, l’auteure se penche aussi sur le cas des jeunes filles voilées dont le voilement devrait, souligne-t-elle, être considéré comme une forme de maltraitance et, dès lors, être interdit. Elle évoque par ailleurs le retour en force de l’excision, retournée en « circoncision féminine » comme marqueur bienveillant d’une reconnaissance communautaire. Autant de contraintes qui nient les trajectoires personnelles et répondent aux stéréotypes par des stéréotypes encore plus caricaturaux. « La conformité avec une pratique orthodoxe ne devrait pas primer sur le bien-être de l’enfant. Une fillette voilée dès l’enfance sait qu’elle n’est pas l’égale de ses frères, des garçons et des hommes. Elle intériorise le fait qu’elle est une vulnérabilité pour l’honneur de la famille, qu’elle est dangereuse et responsable des appétits sexuels d’autrui. »

Mais pour mener un tel combat, insiste l’essayiste féministe, il faut s’armer intellectuellement, car la religion renforce ce que la tradition instituait : « Les deux se combinent pour devenir des “prisons mobiles” faites d’injonction à la loyauté à ce que des activistes radicaux et des bourgeois paternalistes estiment être l’authenticité masculine ou féminine des Orientaux et des musulmans. »

Cependant, les politiques, aux yeux de Fatiha Agag-Boudjahlat, ont plutôt tendance au « laisser-faire, pour laisser être », meilleur moyen de protéger, selon l’essayiste, l’identité culturelle d’une minorité : « C’est l’angle d’attaque classique des défenseurs du multiculturalisme qui demandent une adaptation des lois et des exceptions en fonction des croyances ou des pratiques culturelles d’un individu et de son groupe d’appartenance. » Or, la religion semble dorénavant contenir à elle seule l’identité individuelle d’un groupe. « Devenue culturelle, elle devient intouchable, protégée de toute critique et exigence. Celui qui n’est pas pratiquant, y compris l’État, est tenu de considérer les croyances comme sacrées, de les sanctuariser. »

En cela, rappelle Fatiha Agag-Boudjahlat, le voilement offre un cas pratique et pertinent pour réfléchir aux ressorts et aux problématiques du multiculturalisme. « Il y a des fondamentaux non négociables, ils ne sont pas blancs, ils ne sont pas occidentaux, ils sont universels : l’égalité femme-homme, l’enfant comme personne et non comme bien meuble, le droit des minorités sexuelles, la dignité des êtres humains. Ils ont été le fruit de bien des combats en Occident et ils ont eux-mêmes évolué à mesure que la société dans son ensemble progressait, lentement, avec difficulté, dans sa conception de la dignité de l’être humain et de ses droits. Ils s’inscrivent dans une historicité qui n’amoindrit en rien leur portée, mais qui les met précisément à portée humaine. »