Espace de libertés | Octobre 2019 (n° 482)

Le nez en l’air et les pieds sur terre


Grand entretien

Fondateur et directeur de la rédaction de « Philosophie Magazine », Alexandre Lacroix aime les idées et les mots, les concepts et les faits. Il pratique activement le néo-scepticisme et nous invite à ne jamais cesser de penser et d’apprécier la beauté de la nature. Vous reprendrez bien un petit bol d’émerveillement ?


Pourquoi avoir écrit dans votre magazine que « la philosophie, c’est du café » ?

La philosophie est très difficile à définir parce qu’elle ne se détermine pas par un style. Il y a des maximes philosophiques, des poèmes philosophiques – Nietzsche en a écrit –, des traités universitaires qui sont considérés comme des philosophies. Elle ne se définit pas non plus par le statut de l’auteur : certains livres de philosophie ont été rédigés par des non-universitaires – Rousseau par exemple. Elle ne se définit pas par son objet non plus : on peut philosopher sur n’importe quel sujet, et même sur des sujets complètement anodins en apparence. On trouve des traités de philosophie consacrés à Dieu, à la technologie et au film Matrix aussi. Comment donc définir la philosophie ? Quand on ouvre un livre de philosophie, quand on lit un texte de philosophie ou qu’on écoute une conférence de philosophie, on se dit : « Tiens, c’est philosophique. » D’un coup, on le reconnaît. C’est un petit effet qui s’apparente à celui de la caféine : ça réveille, c’est excitant à penser. Des choses qui font cet effet-là, il n’y en a pas tant que ça. Le monde social et professionnel a pour effet de nous engluer dans des routines de pensées : travailler, faire ses courses au supermarché, rouler en voiture. On est comme ça, nous les êtres humains, on se laisse dévaler dans cette vie quotidienne. On a du mal à penser, et si on s’arrête pour méditer, soit on s’endort soit on tombe dans l’hébétude. On ne sait pas réfléchir tout seul. La philosophie, c’est un art de la question qui permet de relancer notre pensée quand elle menace de s’endormir. Comme boire une tasse de café : une action modeste et indispensable pour ne pas vivre sa vie en somnambule.

alexandre lacroix

Auteur d’une dizaine d’ouvrages, ce diplômé de Sciences-Po et de philosophie, féru d’écriture depuis l’âge de 6 ans, parie sur la vulgarisation de cette discipline depuis 2006 avec la création de « Philosophie magazine ». © Arnaud Fevrier/Flammarion

Et à l’époque des populismes, des dogmatismes, des fanatismes, de la « logique d’une idée » comme dirait Hannah Arendt, comment vivre lorsqu’on ne croit en rien ?

Imaginons deux personnes : Pierre et Paul. Pierre ne croit pas aux fantômes, il va bien. Paul croit aux fantômes et s’il va en forêt, il a peur de rencontrer des spectres. La nuit, il craint qu’ils lui apparaissent dans son sommeil, il commence à inventer des rituels. Il devient hanté et consomme une énergie psychique et émotionnelle considérable à vivre sa peur des fantômes. C’est peut-être le problème du croyant. C’est-à-dire que se mettre à croire en un dogme, qu’il soit religieux ou politique d’ailleurs, risque de nous amener à nous battre toute notre vie avec des fantômes. Ces fantômes peuvent être l’Immaculée Conception ou la faillibilité papale. Pour un idéologue, la clé de lecture unique assèche la vision du monde. Il y a un véritable danger à être dogmatique.

Et quel est ce danger ?

On en revient à l’histoire du café : le risque, c’est de se figer, de s’arrêter, de croire qu’on tient une réponse, et de partir en guerre pour cette bonne réponse. Le danger du dogmatisme, il est personnel dans la mesure où il vient figer la vie intérieure. Et c’est un danger dans la relation aux autres et à ceux qui ne pensent pas comme nous, puisque le dogmatisme crée de l’antagonisme, du conflit, de la violence. La position sceptique, c’est une voie de la philosophie, une voie toujours minoritaire, toujours feutrée, mais qui m’est chère. L’école sceptique antique est peu enseignée. On parle beaucoup des épicuriens, des stoïciens, mais moins des sceptiques comme Pyrrhon d’Élis. Ces écrits, les esquisses pyrrhoniennes de Sextus Empiricus ont longtemps été conservés au couvent San Marco, à Florence. À la demande de Savonarole, ils ont été traduits en latin. Et puis, ils se sont diffusés dans l’Europe humaniste de la Renaissance via Montaigne. Les gens ont alors revécu une crise pyrrhonienne. L’histoire sous-jacente de la philosophie est une histoire sceptique. Il me semble que le scepticisme n’est pas seulement une arme de guerre contre le dogmatisme, l’idéologie, le fanatisme religieux, mais que c’est aussi une école de vie et de morale. Vivre en sceptique, c’est accepter de faire des expériences contradictoires, de détenir de fortes contradictions sans se sentir dispersé ou brisé par elles. Il peut s’agir de l’ivresse et de la sobriété par exemple, ou encore de la discipline et de la folie, de la sédentarité et du nomadisme, de la poésie et de l’abstraction mathématique, de la rationalité et du rêve.

N’y a-t-il pas un risque de paralysie ?

Selon les sceptiques antiques, sur tout sujet, sur toute question, on peut construire deux raisonnements d’égale puissance. C’est ce qu’on appelle l’ »isosthénie ». Avec cette méthode, en opposant à chaque argument un argument contraire de force équivalente, on équilibre son jugement en refusant d’affirmer une quelconque croyance. Cette suspension de l’assentiment, c’est ce que les sceptiques appellent l’épochê. Il s’agit de retrouver, par-delà ses contradictions, une sorte de légèreté, d’apesanteur. C’est ce que le dogmatique ou le croyant ne parviennent jamais à faire. Le militant politique non plus. Il s’agit de creuser ou d’approfondir des conflits en soi-même, ou accepter simplement le fait de les porter. Je pense que l’être humain est intrinsèquement contradictoire. Tenter d’accepter ses conflits intérieurs est un moyen de mieux vivre sa vie sans devenir pour autant simpliste.

Dans quel domaine le scepticisme s’illustre-t-il le mieux ?

Je trouve particulièrement intéressant le scepticisme qui s’applique au champ des sciences dures, des sciences de la nature. Un scientifique, par exemple, accepte le fait qu’il va travailler toute sa vie à une théorie susceptible d’être complétée ou défaite. Et en plus, il sait dès le départ qu’elle est falsifiable. Il accepte cette position existentielle. Travailler en sachant que le fruit de votre travail peut être détruit, vivre une histoire d’amour en sachant qu’elle peut se disloquer, essayer d’être père ou essayer de créer une relation avec ses enfants en sachant que le lien peut se défaire, accepter les conflits et la fragilité inhérents à nos expériences : voilà une voie, tout simplement, des outils pour vivre dans un monde post-religieux et post-idéologique. En gardant à l’esprit l’idée que nous n’avons peut-être pas encore basculé dans un tel monde, et qu’il n’adviendra peut-être jamais.

Dans votre dernier livre, vous vous intéressez à l’esthétique de la nature. Est-ce qu’il faut avoir une connaissance des sciences et de l’histoire de l’art pour apprécier un beau paysage ?

Nous avons un rapport utilitaire à la nature : elle nous fournit à boire, à manger, de l’énergie. Ce rapport est transparent, compréhensible. Mais au-delà de ça, pourquoi tant de fascination, tant d’admiration ? Pourquoi le paysage, suivant son atmosphère, sa conformation, nous transmet-il des émotions ? Parmi les différentes pistes de réponses, il y a une piste culturelle : l’amour pour la nature serait une invention de la culture. Nous baignons effectivement dans des représentations de la nature, telles que les cartes postales, les posters, les photos sur Instagram. Les œuvres d’art aussi bien entendu, comme les magnifiques tableaux de Caspar David Friedrich ou de Vincent Van Gogh. Dans ce cas, c’est l’imprégnation culturelle qui crée les catégories de paysages que l’on aime. Mais si vous songez aux paysages qui ont marqué votre enfance, vous constaterez que vous avez avec eux un lien très viscéral, profond, sensoriel et très émotif. Ça ne passe pas par une grande culture ou une grande connaissance.

Pensez-vous que l’on puisse trouver dans la beauté de la nature une forme de sérénité face à notre finitude, face à notre mort ?

L’expérience est métaphysique et paisible. Vertigineuse, mais paisible. C’est-à-dire que si je regarde un ciel étoilé, quelque chose se produit. Mes soucis, mes préoccupations quotidiennes sont relativisées d’un seul coup. Je suis arraché à moi-même, aux dimensions habituelles de mon existence. Je suis confronté à un mystère, cette infinité d’étoiles qui scintillent, qui m’apparaissent. Il y a une conscience quelque part dans l’univers qui permet à l’univers de se contempler lui-même à travers la conscience. Qu’est-ce qui peut consoler de la mort ? La croyance en un au-delà. Il doit s’agir d’une croyance fermement soudée au corps, il faut y croire vraiment pour ne pas être parcouru d’un léger doute au moment de l’agonie. Et avoir cru toute sa vie pour douter au moment de mourir, c’est dommage, autant ne pas croire du tout. Donc si l’on n’a pas cette foi en un au-delà chevillée au corps, on se dit que ces promesses de paradis ne sont pas un remède au fait qu’on perde ce monde vivant, sensible, ainsi que le lien avec nos enfants. La permanence du monde peut nous consoler. Si je regarde un arbre, si je regarde un rocher, ils me mettent en contact avec des unités de temps qui ne sont pas celles de ma vie. Le monde perdure dans sa beauté, et l’idée de fondre en lui, de disparaître en lui est une source de paix. C’est ce monde-ci qui nous console de la mort, pas un autre. La consolation est à puiser ici-même. Pas dans les villes, pas dans les livres, pas dans les artefacts ni dans les œuvres. Elle est à puiser dans l’expérience de la stabilité et de la beauté de la nature. Le fait de savoir que l’océan sera encore là avec ses marées hautes et ses marées basses, bien après moi, a quelque chose d’incroyablement apaisant.