Espace de libertés | Octobre 2019 (n° 482)

Une « crise migratoire » qui n’en est pas une


Dossier

Le mot « crise » vient du grec classique « κρισις » (krisis) et veut dire « décision ». Une crise n’est donc autre chose qu’un moment décisif, pour le meilleur ou pour le pire. Beaucoup d’éléments de cette mal nommée « crise migratoire », depuis 2015, ne semblent pas constituer des tournants réels.


Si certains éléments peuvent en donner l’impression, rien n’a vraiment changé en matière de migration humaine. Tout d’abord, parce qu’à l’échelle globale les causes structurelles de ces exodes sont restées les mêmes : conflits armés, inégalités, famines, désastres naturels, etc. Les réponses des États européens ne sont pas neuves non plus. Depuis le Conseil de Tampere en 1999, les États européens ont élaboré une politique connue sous le nom d’ »externalisation » de la politique d’asile et d’immigration. Celle-ci consiste en ce que l’Union européenne traite avec des pays tiers pour que ceux-ci acceptent de bloquer les personnes qui souhaiteraient rejoindre l’Europe, et qu’ils acceptent les étrangers expulsés du territoire européen en retour de quelques échanges politico-économiques. Le deal avec la Turquie n’est donc pas nouveau en soi.

Statu quo

Peut-être la communication autour des réfugiés est-elle différente. En effet, le message véhiculé par certains partis politiques à travers l’Europe est particulièrement virulent et semble avoir convaincu une plus grande partie de la population européenne de se joindre à des mouvements d’extrême droite, qui ont grandi ces dernières années. Cynisme à part, ici aussi on constate que la représentation de l’étranger comme une menace quelconque n’est qu’une reproduction contemporaine d’une vieille chanson et ne constitue donc pas de tournant décisif. Par le passé, cette représentation négative a toujours servi à l’élargissement – ou à des tentatives d’extension – du pouvoir exécutif et de la restriction de l’État de droit. Ainsi, le Danemark donna l’exemple en autorisant la confiscation des biens personnels des demandeurs d’asile, et d’autres suivirent.

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Cela fait quarante ans que les pays industrialisés restreignent davantage les droits des étrangers et les représentent systématiquement comme des menaces de toutes sortes : pour la sécurité sociale, pour la sécurité culturelle et identitaire, pour la sûreté de l’État, pour la sécurité de l’emploi, voire pour ces mêmes étrangers qui risqueraient d’être victimes de racisme… Avec le recul, les éclats extrémistes de ces cinq dernières années ne sont aucunement surprenants. Au contraire, ils semblent en être l’aboutissement, d’une certaine manière. La crise se situe là : on atteint un seuil critique au-delà duquel il devient impossible de penser une politique migratoire qui ne place pas l’être humain au centre.

Une crise d’humanité

Si cet aboutissement se précise, nous aurons franchi un point de non-retour. En effet, ce n’est nullement le nombre de réfugiés qui constitue la crise, ni même la politique-express de ne pas vouloir les prendre en charge et de les laisser faire la file à l’Office des étrangers ou de les « encamper » en Grèce, en Turquie, en Libye, etc. Tout cela est le résultat d’une politique voulue et menée par les différents États européens.

La crise se situe précisément dans le fait que, petit à petit, la majorité de la population commence à trouver cela normal. La crise, c’est que cela ne relève plus de l’évidence quand on soutient que les réfugiés, les sans-papiers et autres « migrants » sont des êtres humains qui ont droit à une vie digne.

Face à ce dédain envers les étrangers, différentes organisations « pro-migrantes » (ONG, groupes de sans-papiers, collectifs de citoyens, etc.) ont lancé un défi d’importance critique. En sauvant des vies en mer, en hébergeant des réfugiés pour les soustraire aux violences arbitraires et policières, ou organisant des luttes politiques pour leur reconnaissance, ces organisations ont montré qu’il ne faut pas adhérer au discours sécuritaire et déshumanisant. La crise se situe précisément dans cette polarisation qui nous pousse, qu’on le veuille ou non, à prendre une position claire : soit on continue comme avant et on achève le processus de déshumanisation, soit on remet en question la loi au nom de valeurs qui la transcendent.

Sursauts citoyens

Aujourd’hui, cet acte de désobéissance est critique. C’est le seul à freiner l’achèvement de la déshumanisation des étrangers. Par exemple, la loi sur les visites domiciliaires a été retirée suite à l’indignation qu’elle suscita auprès d’une partie de la population, notamment de ceux qui hébergent des « transmigrants » – euphémisme pour déshumaniser et responsabiliser des personnes qui fuient des guerres. Mais l’issue reste encore incertaine, et c’est bien pour cela qu’il s’agit d’une crise.

Néanmoins, ces actes de résistance et de désobéissance civile ouvrent de nouvelles perspectives : elles ont, d’une certaine manière, décentralisé la mise en œuvre des politiques publiques en matière d’immigration et d’asile. Comme l’ont montré différents historiens et sociologues, à partir du XIXe siècle, l’État central tire vers lui, petit à petit, la compétence de délivrer des permis de séjour et d’expulser des étrangers. Ce faisant, l’État central dérobait les pouvoirs locaux, les églises, les corporations des métiers, etc. d’un pouvoir de régulation du mouvement et de la socialisation des personnes. Ainsi, suivant la formule de Max Weber, on peut dire que l’État réussit à monopoliser le pouvoir légitime d’admettre et d’expulser les étrangers1.

Or, si d’un côté ce monopole du pouvoir s’est construit grâce à l’accumulation de petites victoires de l’État central sur d’autres acteurs, de l’autre, comme évoqué plus haut, il s’est renforcé au fil du temps en invoquant toujours le danger représenté par l’étranger. C’est-à-dire que la légitimité de l’État central s’est fondée et construite sur un discours (in)sécuritaire2.

Le cas belge

En Belgique, l’Office des étrangers, administration fédérale, est l’équivalent de cet « État central » qui a accumulé la légitimité et le monopole du pouvoir en matière de séjour et d’expulsion. Aujourd’hui, c’est un acteur de poids vers lequel le gouvernement se tourne pour développer sa politique migratoire. Bien que le gouvernement garde le dernier mot en matière législative, le poids de la vision sécuritaire de l’Office des étrangers sera plus grand que celui d’autres acteurs qui pourront être consultés. Et qui, au mieux, apporteront quelques nuances à la structure fondamentalement sécuritaire de la politique migratoire.

Voici la part décisive de la « crise migratoire » : en surjouant la carte sécuritaire, le gouvernement belge ainsi que certains de ses homologues européens, se sont tirés une balle dans le pied et ont secoué la conscience d’une partie des citoyens qui, ici comme ailleurs en Europe, ont pris en main l’accueil, le sauvetage de vies en mer, et ont mis sur pied des projets de solidarité. Le défi critique, et difficile, est maintenant de réussir à faire grandir, voire à fédérer, ces forces afin de constituer un pôle capable de fonctionner comme contrepoids au bloc sécuritaire. Un tel contrepoids est nécessaire pour « désécuritariser » la production de politiques migratoires basées sur l’image de l’étranger comme menace et qui engendre la déshumanisation des personnes migrantes. Il s’agit donc de repenser entièrement les politiques migratoires faisant fi des discours sécuritaires.

Ce défi est majeur, surtout à l’heure actuelle, car la montée de l’extrême droite renforce le poids du bloc sécuritaire. Ce contrepoids ne peut donc pas se limiter à la question directement « humanitaire », mais doit s’articuler avec les luttes socio-économiques dans une perspective universaliste d’émancipation. L’extrême droite se nourrit, en effet, de l’absence de perspectives et de rêves émancipateurs pour semer la haine et les conflits dans les classes sociales dominées. Une politique visant à réduire les écarts entre classes, par contre, nourrit davantage la reconnaissance de l’autre et la cohésion sociale. Voilà le défi majeur lancé par le phénomène migratoire. De quel côté de l’histoire voulons-nous finir ?


1 Cf. John Torpey, The Invention of the Passport, Cambridge University Press, 2000.
2 Voir à cet égard les travaux de Didier Bigo.