Espace de libertés | Octobre 2019 (n° 482)

Que jamais cette flamme ne vacille


Dossier

Comment entretenir la fierté d’avoir initié, créé et développé le mouvement laïque sans nous laisser piéger par une nostalgie aveugle aux défis actuels ? Les enjeux sont nouveaux, mais aussi à reprendre, tant nos valeurs fondamentales font l’objet d’attaques et de revendications, impensables il y a encore quelques années.


Les nouveaux chantiers ? La laïcité a son mot à dire quand l’État de droit est attaqué, la presse vilipendée, les citoyens surveillés et les résistances individuelles et collectives à l’oppression, criminalisées. Elle doit aussi anticiper en prenant la mesure des bienfaits et dangers de l’intelligence artificielle et d’une numérisation potentiellement déshumanisante.

D’autres champs d’action devraient être réinvestis, au plus proche des préoccupations des citoyens. Retisser des liens avec la jeunesse, développer et soutenir l’assistance morale de proximité, défendre la culture et l’éducation permanente, agir pour le bien-être et l’autonomie des seniors, garantir des soins de santé non soumis aux pressions communautaires et religieuses : tels sont, entre autres, les chantiers qui retiennent notre attention.

Dans un contexte troublé par la résurgence des vieilles lunes, la bataille fait rage autour des questions éthiques : avortement, euthanasie, orientation sexuelle sautent à l’esprit. Pas un jour sans que l’IVG soit contestée ici ou là, jusqu’en Belgique où le législateur a confirmé, en 2018, les sanctions d’emprisonnement à l’égard des femmes et des médecins. L’expérience pionnière de la loi encadrant l’euthanasie a fait ses preuves, mais les discours fallacieux sur de potentielles dérives s’expriment de façon toujours plus virulente. Sans oublier le droit à une sexualité non moralisatrice ou non hétérosexuelle, qui demeure confrontée à une violence brute avec, chez nous aussi, des bastonnades – voire des meurtres – en raison de l’orientation sexuelle des victimes.

edl-laicite013-lausberg

Au même titre, la pénalisation du racisme se heurte aujourd’hui à des expressions de plus en plus décomplexées, stigmatisantes, insultantes, et ce, jusqu’au plus haut niveau des États. Au XXe siècle, la Belgique s’est distinguée par son ouverture d’esprit ; elle n’échappe pas aujourd’hui au rétrécissement de la pensée. L’accès égalitaire au savoir, la gratuité de l’enseignement, les droits effectifs des enfants au bien-être restent à conquérir, comme leur droit à ne pas être catalogués en fonction des convictions de leurs parents.

Une vigilance nécessaire

Si le Centre d’Action Laïque est présent et reste actif sur tous ces fronts, les oppositions auparavant larvées se font maintenant agressives. En défendant des acquis, nous nous heurtons à la vigueur de revendications dont l’un des objectifs est de nous pousser dans un coin du ring en nous cantonnant à une posture réactive, forcément en retard d’un temps. Cette stratégie n’a pas fonctionné sur les dossiers éthiques mentionnés ci-dessus, mais elle se double d’une autre, bien plus dangereuse : le retournement sémantique de nos fondamentaux. La liberté de choisir l’oppression en est un exemple frappant, qui cache – mal – les visées des thuriféraires de la servitude volontaire. La propension à bloquer l’adversaire en retournant sa propre pensée, à détourner ou abuser des mots pour les vider de leur sens s’est aggravée ; parallèlement, le retour d’une propagande, facilitée par les réseaux virtuels, se nourrit de désinformation volontaire, de fake news, post-vérités et faits dits alternatifs. À l’antithèse de la rationalité s’ajoute le dévoiement d’un libre examen, réduit au droit de dire tout et n’importe quoi.

Le fascisme avait inventé le totalitarisme intellectuel, repris aujourd’hui par tous ceux qui veulent profiter des apparentes libertés offertes pour affirmer une position hégémonique partisane. Tous les coups sont permis, du mensonge patent à la désinformation organisée. Des groupes d’intérêt se servent de l’indifférence des masses pour la pensée, la culture et la politique pour leur imposer des concepts clé sur porte conformes à leurs objectifs stratégiques. Au premier rang de ces groupes, on trouve les religions et leurs dogmes, les lobbys et leurs stratégies, des soi-disant partis politiques et leurs doctrines qui poussent comme les amanites après la pluie dans ce marigot dérégulé.

Le retour des dogmes ?

Depuis le début du XXIe siècle, l’alliance formelle des religions contre l’éducation sexuelle à l’école, le financement de réseaux d’influence qui visent à « restaurer l’ordre naturel » s’apparentent à une « Reconquista » des mentalités, dont l’objectif final est l’acceptation de l’ingérence des dogmes religieux dans les politiques publiques.

Dans un pays où l’expression publique d’une appartenance religieuse, comme la liberté de conviction, est constitutionnellement garantie, la victimisation et la montée en épingle des lieux ou décisions qui s’opposent à cette immixtion du religieux participent au bâillonnement des voix dissidentes. Cette pression est particulièrement forte dans le monde culturel où elle se double de revendications racialisées, déniant aux un.e.s et aux autres le droit à la parole en raison de leur couleur de peau. Cette fragmentation de la société, essentialisante, fragilise l’édifice commun en opposant les personnes au plus grand bénéfice des courants dont l’agenda politique est la fin ou le non-avènement d’un État impartial et laïque, au bénéfice de tous et toutes.

La laïcité, telle que le Centre d’Action Laïque la définit, offre ce cadre commun dans lequel chacun peut se retrouver. Le travail pédagogique ne fait que commencer. Cinquante ans après la création du CAL, l’engagement laïque doit accroître notre vigilance face aux groupes qui menacent la démocratie, les libertés individuelles et les acquis sociaux. Les militants pour la laïcité ont pu croire, un temps, avoir conquis la sécularisation de l’État, la prééminence de l’école publique, le triomphe de la liberté de pensée, la sacralisation des droits humains. Il n’en est rien. Nous sommes toujours à mi-chemin d’une victoire ou d’une désillusion. Le combat pour la lumière et contre l’obscurantisme n’est jamais terminé. Mais notre flamme est vive et ne vacille pas.