Espace de libertés | Octobre 2019 (n° 482)

Rupture révolutionnaire et capital


Libres ensemble

Dans son dernier essai, le sociologue et philosophe italien Maurizio Lazzarato questionne l’alternative face à laquelle nos sociétés se trouvent : le fascisme ou la révolution. Face à la montée des néofascismes ultralibéraux, comment mettre en place une machine de guerre révolutionnaire apte à damer le pion au capital ?


Votre lecture du capital, de ses mécanismes, de sa genèse rompt avec les analyses dominantes qui, de Michel Foucault et Luc Boltanski à Ève Chiapello et Christian Laval, effacent la violence au fondement des lois du marché. Loin d’être naturelles, celles-ci sont imposées au fil d’une discipline des gouvernés. Focalisée sur la dimension économique, cette tradition hégémonique oublie-t-elle la dimension politique et aussi militaire du capital ? Pouvez-vous définir votre grille de lecture ?

Foucault, tout comme Canguilhem et Macherey, a fait un travail passionnant sur la production et la reproduction des normes d’abord disciplinaires et ensuite biopolitiques. Mais il semble avoir négligé la remarque du plus grand et inquiétant juriste du XXe siècle, à savoir Carl Schmitt : « Il n’existe pas de norme qui soit applicable au chaos. D’abord, l’ordre doit être établi : seulement alors, l’ordre juridique a du sens… Toute norme suppose une situation normale et il n’y a pas de norme qui puisse faire autorité dans une situation totalement anormale par rapport à elle. » Or, l’établissement de l’ordre est préalable à la norme, qu’elle soit juridique, économique ou de comportement. Dans le livre, je reconstruis la naissance du néolibéralisme à partir de ses premières expérimentations. Les chefs de file des néolibéraux (Hayek et Friedman) se précipitent dans le Chili de l’après-coup d’État de Pinochet parce que les fascistes y ont établi l’ordre avec les armes et les normes néolibérales peuvent faire autorité car la situation est normalisée. Pinochet et les fascistes ne font que répéter ce qui est à l’origine du capitalisme : la chasse aux sorcières, l’extermination des populations du Nouveau Monde, les enclosure anglaises et les paysans « prolétarisés », le début de la traite des esclaves, la promulgation des bloody laws contre les vagabonds et les mendiants » sont des guerres de conquête ou de guerres civiles qui se terminent toutes par des vainqueurs et des vaincus. Seulement, à cette condition, les vainqueurs imposent aux vaincus que sont les femmes, les paysans européens, les colonisés, les indigènes et les esclaves, les normes du travail et des assujettissements capitalistes.

(190818) -- HUINING, Aug. 18, 2019 (Xinhua) -- Artists perform during an event marking the conclusion of an activity that took journalists to retrace the route of the Long March, in Huining, northwest China's Gansu Province, Aug. 18, 2019. The activity, held from June 11 to Aug. 18, was aimed at paying tribute to the revolutionary martyrs and passing on the traditions of revolution. The Long March was a military maneuver carried out by the Chinese Workers' and Peasants' Red Army from 1934 to 1936. During this period, they left their bases and marched through rivers, mountains and arid grassland to break the siege of Kuomintang forces and continue to fight Japanese aggressors. Many marched as far as 12,500 km. (Xinhua/Luo Xiaoguang)

Quel bilan pour les révolutions du XXe siècle ? La révolution chinoise n’est-elle pas encore en train de marquer le XXIe siècle ? © Luo Xiaoguang/Xinhua/AFP

L’une des victoires du néolibéralisme, écrivez-vous, est d’avoir effacé de la mémoire collective la possibilité d’une rupture révolutionnaire. Vous relevez une tension interne aux mouvements de soulèvement apparus depuis 2011 : s’ils sont révolutionnaires dans les formes de mobilisation, ils demeurent réformistes au niveau des revendications (« Moubarak, dégage ! », « Macron, dégage ! »…). Quels changements subjectifs doivent s’opérer afin que la contestation ne soit pas défaite, absorbée par la machine capitaliste ?

Ce que l’on peut constater, c’est que le XXe siècle a été le siècle des révolutions. L’humanité n’a jamais connu une telle intensité de ruptures révolutionnaires. La révolution naît d’abord française, elle est devenue européenne en 1848 et elle a commencé à se développer aux marges du capitalisme d’abord en Russie, puis encore plus à l’Est en Chine et ensuite dans le Sud global avec les révolutions anticolonialistes. Il faudrait d’abord faire un bilan des révolutions du XXe siècle (quoi qu’on en pense, ces événements n’ont pas été négligeables : la révolution soviétique a marqué le XXe siècle, la révolution chinoise est en train de marquer le XXIe siècle et les révolutions anticoloniales ont rompu la ligne de couleur Nord/Sud sur laquelle le capitalisme s’était constitué) et essayer de comprendre la défaite historique qui s’est produite entre les années 1960 et 1970. Ce travail est un préalable à un discours plus politique qui ne peut pas être la tâche de quelques « intellectuels ».

Pour approfondir ma question, vous pointez deux faiblesses : primo, une révolution sociale qui ne devient pas politique ; secundo, la position qui prévaut (de Toni Negri aux mouvements féministes ou queers) et entend dissocier le devenir révolutionnaire de la révolution, garder le premier et rejeter la seconde. Un mot sur ces deux limitations : le déficit majeur des mouvements anticapitalistes se loge-t-il dans leur absence d’une pensée stratégique ?

Deleuze avait essayé de sauver quelque chose de la « révolution », en distinguant la révolution comme prise du pouvoir, abolition de la propriété privée, changement de l’ordre économique et politique, du devenir révolutionnaire (production de soi, nouvelles façons de vivre, changements micropolitiques) qui n’a pas grand-chose à voir avec le passé, le présent et l’avenir de la révolution. Mais je crois qu’il est impossible de séparer les deux. Le capital sans une force révolutionnaire qui s’oppose à lui ne trouve pas d’obstacle à développer ses politiques (c’est ce que nous constatons depuis quarante ans) tandis que les devenirs révolutionnaires, séparés de la révolution peuvent facilement être intégrés à l’accumulation des différences. C’est ce que les mouvements féministe et queer sont en train de découvrir (voir les deux manifestations à la Gay Pride de New York). Effectivement, il faudrait que les mouvements anticapitalistes retrouvent un savoir « stratégique », en faisant trésor des échecs des tentatives d’organisation politique du cycle de luttes commencé en 2011 (Podemos et le populisme de gauche surtout). Que ce bilan ne soit pas à l’ordre du jour est, selon moi, un signe patent du manque de pensée « stratégique ».

Maria Aguinda (R) looks at the 30-year old oil spillage from the Auca Sur 1 oil well --operated by US Chevron Texaco in the seventies-- at the Rumipamba commune, in the province of Orellana, Amazonia, on February 20, 2011. Last week, a judge from the Sucumbios Provincial Court ordered US giant Chevron to pay USD 9,5 billion in compensation for environmental damages in the Ecuadorean Amazonia. AFP PHOTO/Rodrigo BUENDIA (Photo by RODRIGO BUENDIA / AFP)

Les colonisés, en particulier les femmes, les indigènes, les paysans sont-ils les nouveaux assujettis aux normes du travail capitalistes ? © Pablo Cozzaglio/AFP

Vous montrez combien il est faux de croire, d’une part, que le capital veut affaiblir l’État, d’autre part qu’il est hostile au fascisme. Le nouveau fascisme est l’autre face du néolibéralisme qui repose sur une logique de guerre, de prédation. Pour quelles raisons la gauche a-t-elle occulté le penchant suicidaire du capital, sa tendance à la destruction et à l’autodestruction ? Comment percevez-vous les possibles évolutions de cette vague fasciste multiforme (Bolsonaro, Trump, Erdoğan, Salvini…) ?

La « gauche » regarde le capitalisme du centre, où elle était installée. Si on regardait le même phénomène des colonies, où le capitalisme était violence, racisme, guerre de conquête, domination, on aurait une conception non progressiste du capitalisme, car cette histoire fait partie, à partir de 1492, de la machine du capital au même titre que l’Europe et les USA. Les guerres d’anéantissement de la première moitié du XXe siècle, le fascisme et le nazisme sont seulement le retour du capitalisme de la périphérie dans le capitalisme du centre comme nous le rappelle Aimé Césaire. Depuis, il est impossible de ne pas voir que le capitalisme n’est pas production sans être guerre, destruction, autodestruction. La « gauche » ne voit pas que ce qui s’est passé dans le siècle de domination coloniale et en Europe au XXe siècle fait partie de la « nature » du capital. Les nouvelles formes de fascismes, racismes, sexismes ont donc des racines séculaires qui émergent selon les contingences politiques. Elles ne sont pas des archaïsmes, mais des forces qui font partie de la machine du capital comme la production, la finance, le commerce. L’évolution de ces forces dépend principalement des stratégies du grand capital. Pendant le fascisme historique, il n’a pas hésité un instant à donner les clefs du pouvoir à Mussolini et à Hitler, car son existence était menacée par la révolution soviétique et le communisme. Ce n’est pas la situation actuelle, car aucun mouvement politique révolutionnaire ne l’inquiète vraiment, car il n’existe pas, tout simplement. L’évolution des nouveaux fascismes va dépendre de ça.