Espace de libertés | Mars 2021 (n° 497)

Pas de parenthèses pour la santé sexuelle et reproductive


Libres ensemble

« À la maison ! » Ce fut le mot d’ordre du confinement. Mais pour les femmes qui ont mis tant d’années à sortir du foyer, il n’a pas été sans rappeler l’injonction du passé. Et, surtout, aucune voix officielle n’a évoqué l’importance pour elles de continuer à vivre leur sexualité de manière libre et sûre pendant la pandémie. Pourquoi ce silence et en quoi est-il significatif de certains tabous si vite réactivés ?


Le 29 février 2020, Adèle Haenel quitte la cérémonie de remise des césars en signe de protestation contre l’octroi d’un prix à son violeur. Son coup d’éclat constitue la crête d’une nouvelle vague féministe qui secoue les médias et anime les conversations. La peur semble, petit à petit, changer de camp. On dénonce, on expose.

L’histoire du féminisme est rythmée par ces mouvements qui en perturbent le cours. Le premier, celui porté par nos arrière-grands-mères, nous a ouvert la voie du droit de vote, puis celle de l’éligibilité politique. Ensuite, celui dans lequel nos mères se sont engagées nous a offert la possibilité de planifier nos grossesses. Le troisième, à l’initiative des femmes noires, amérindiennes, lesbiennes et transgenres, nous a mis face au défi d’une complexification de nos revendications en intégrant des expériences jusque-là passées sous silence et historiquement situées dans une globalisation conflictuelle.

le_droitssexuels_photo-coline-bColine Bortolini livre son témoignage de jeune maman confinée dans le docu «Aux creux de la vague».  © Bruxelles Laïque

Grâce à #MeToo, début 2020, « on se lève et on se casse »1. Enfin ! On pose publiquement la question du pouvoir et de ses abus sous toutes leurs formes. Au vu et au su de tous, on défie les structures patriarcales – simplement matérielles ou plus symboliques – qui nous empêchent de vivre, d’être libres, d’être les égales des hommes. Le congé parental semblait s’équilibrer entre père et mère. On a identifié et on a dénoncé la charge mentale. On a trouvé des mots et des moyens légaux pour mieux partager les tâches qui relèvent du care. Les plus jeunes ont investi les réseaux sociaux, les collages féministes nous ont fait sentir puissantes et des autrices non blanches ont réussi à se faire entendre publiquement et à dénoncer à la fois le sexisme et le racisme qu’elles vivent quotidiennement. Puis, le ressac. Mars 2020 : c’est le retour à la maison. Certes, pas seulement pour les femmes. Mais que signifie-t-il pour elles ?

Instauré du fait de la crise, le « chômage Coron » a concerné en premier lieu les femmes. Cette mesure a été prise à 75 % par les travailleuses. L’obligation sanitaire s’est vue doublée d’un renforcement des modèles traditionnels de genre : à l’ère de la digitalisation, le grand et impensable retour de la mère au foyer signifie qu’une femme conjugue télétravail et garde des enfants 2. Dans le flou généré par la situation inédite, certains besoins de base tels que le renouvellement d’une prescription de pilule, la contraception d’urgence, l’IVG ou le dépistage de certaines maladies ont été considérés par les responsables politiques comme non essentiels. Quand il faut repenser l’accès aux soins hospitaliers, les chimiothérapies et les dialyses sont nommées et officiellement déclarées accessibles. La pose d’un stérilet ? Silence radio. Le suivi d’une grossesse non désirée ? Aucun.e ministre n’en parle jamais.

Le gel hydroalcoolique et les mas­ques ont remplacé les préservatifs et les tampons dans les distributeurs automatiques des toilettes publiques. Les délais d’approvisionnement en pilules contraceptives ont été plus longs. Les grossesses non désirées sont arrivées aux centres de planning familial à un stade plus avancé chez nos voisins français. Cela a incité les professionnel.le.s de santé de ce pays à demander un allongement du délai légal pour cette intervention au-delà des douze semaines. En novembre 2020, cette mesure est passée à l’Assemblée nationale.

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En octobre 2020, malgré les restrictions sanitaires, quelques femmes ont manifesté pour le droit à l’IVG à Bruxelles. © Bruxelles Laïque


Pendant ce temps, en Belgique, un projet de loi visant à élargir l’accès à l’avortement a été renvoyé quatre fois au Conseil d’État. Dans le cadre de la formation d’un gouvernement, il a même fait l’objet d’un marchandage politique qui rime avec un échec de l’assouplissement des conditions d’accès à l’IVG, pourtant soutenu par la majorité des partis. Pour les Belges, avorter reste plus difficile que pour les Françaises et pour les Hollandaises.

D’après le Fonds des Nations unies pour la population, sept millions de grossesses non désirées seraient imputables à la crise sanitaire en 2020. En effet, depuis avril 2020, dans 114 pays à revenu faible et intermédiaire, 47 millions de femmes seraient dans l’impossibilité de bénéficier de méthodes de contraception modernes3. Sans surprise, l’interdiction de pratiquer des IVG figure parmi les premières mesures sanitaires prises dans certains États pendant le confinement4. De même, les groupes anti-droits ont massivement investi les réseaux sociaux et Internet pour diffuser des messages destinés à faire peur aux femmes : « Évitez les hôpitaux et les plannings familiaux, vous risquez d’être contaminée ! »

Aux origines d’une bio-politique patriarcale

Comment interpréter le silence des autorités de santé publique en matière d’accès aux soins en santé sexuelle et reproductive pendant la crise sanitaire ? Tentons d’identifier les fondements de ce ressac patriarcal imposant des régressions répétées aux conquêtes politiques des femmes. Celui-ci se situe dans l’Antiquité, certes, mais c’est la transition du féodalisme vers le capitalisme qui va modeler les rapports de pouvoir basés sur le genre que nous connaissons actuellement en Occident.

C’est à l’avènement de la modernité que l’espace domestique devient plus que jamais celui de la soumission des femmes. D’après Silvia Federici, cette transition s’accompagne d’une nouvelle division sexuée du travail, où la sphère reproductive est assignée aux femmes, qui sont exclues du salariat. La domination masculine se renforce et le corps féminin devient une machine de reproduction des travailleurs5.

Dès le xvie siècle, le contrôle de la fécondité est devenu une affaire d’État. Si auparavant l’intimité du corps des femmes était préservée, les grossesses, les fausses couches et les accouchements se déroulant à huis clos dans leur chambre à coucher, en compagnie d’autres femmes de la famille ou de la communauté, un virage s’est opéré au moment du passage à la modernité : « En France, en 1556, un édit royal impose à toute femme ou fille de déclarer sa grossesse aux autorités, faute de quoi elle serait punie de mort si son enfant mourait sans baptême. Cet édit visait trois objectifs : prévenir l’avortement et l’infanticide ; assurer le baptême de l’enfant […] ; protéger la fille et son “fruit” »6.

De même, un témoin doit attester de la naissance et du lien de parenté entre la femme et son enfant. Cette exigence légale d’une présence étrangère au cadre familial subsiste encore. Actuellement, en France ou en Belgique, quand on accouche à domicile, un médecin légiste vient au foyer pour délivrer une attestation, et ce, malgré la déclaration de naissance faite par la famille ou par l’entourage de la mère au bureau de l’état civil. Ce contrôle administratif de plus en plus rapproché des parturientes coïncide avec le développement de la médecine et de l’intérêt croissant porté par les hommes de science à l’accouchement. Intérêt qui mettra progressivement sous leur tutelle le métier de sage-femme : la maîtrise masculine de la reproduction s’institutionnalise. La génération des futurs soldats et des ouvriers est trop importante pour la laisser aux femmes. Aussi, leur émancipation doit passer par la libération de la reproduction subie au nom de l’intérêt de l’enfant (de la nation). Pour accéder à une subjectivité politique, il est indispensable que les femmes puissent maîtriser leur fécondité. Cette maîtrise dépend des découvertes scientifiques et des avancées technologiques, mais aussi de leur adaptation aux intérêts spécifiques des femmes. L’invention de la pilule contraceptive est une chose. Les lois qui permettent qu’elle soit accessible aux épouses, aux célibataires, aux adolescentes de toutes les couches de la société en sont une autre. En effet, la disponibilité de moyens contraceptifs fiables ne dépend pas seulement des capacités techniques et des savoirs scientifiques. Il est indispensable que le régime politique les rende accessibles aux femmes et qu’il permette leur utilisation.

En Belgique, un maillage important de services extra-hospitaliers en santé sexuelle et reproductive (les centres de planning familial) rend la contraception, l’avortement et le suivi des grossesses désirées ou non désirées effectivement accessibles… en temps normal. Cependant, la place de ces services dans le paysage des « actes essentiels » en matière de santé fragilise cet accès.

Mesures neutres, effets spécifiques

Cette dimension bio-politique des usages contraceptifs, de l’avortement et de l’encadrement des naissances a été transformée avec le confinement. Comme beaucoup de libertés individuelles et collectives, la gestion de la fécondité a été reléguée au second plan. Les mesures sanitaires destinées à nous protéger, sous couvert de concepts neutres (“la bulle”), mobilisent des références conservatrices : la famille traditionnelle hétérosexuelle, habitant sous un même toit et donc pouvant s’y confiner facilement. Les femmes, dans cette perception de la réalité, sont « naturellement » des mères. Elles se voient appelées à investir l’espace domestique et le rôle reproductif intensément : un retour, parfois saupoudré de romantisme, à des modèles que nous pensions en voie de disparition. Les familles recomposées, les personnes vivant en communauté ou en squat, les poly-amoureux et les poly-amoureuses, les migrant.e.s, les nomades, etc. ont très vite éprouvé des difficultés à se conformer à ces mesures imaginées en fonction d’une norme sociale en perte de vitesse.

De la même manière, le renforcement des conceptions traditionnelles de l’organisation sociale fait écho, dans le contexte belge, aux débats relatifs au projet de loi visant à élargir l’accès à l’avortement. Cet élargissement provoque une levée de boucliers de la part de partis conservateurs, qui confortent leur électorat dans une conception archaïque des rôles de genre, cherchant à limiter l’autonomie reproductive des femmes. Ce positionnement, même minoritaire dans l’opinion publique, fait pencher la balance, de sorte que, dans sa communication en temps de crise, le gouvernement peut, sans trop de polémiques, promouvoir des modèles traditionnels de la famille.

Éternelles victimes?

Cette crise sanitaire a une nouvelle fois mis en lumière le fonctionnement patriarcal de notre société, qui prend les besoins et les intérêts des hommes des classes moyenne et supérieure comme référence éthique et comme base pour l’élaboration des politiques de santé. Cela a été particulièrement évident dans certains « oublis » : l’absence de réflexion sur la manière d’organiser l’espace privé, de sorte que les tâches soient réparties équitablement, l’omission des violences envers les femmes et les enfants au sein du foyer, la non-revalorisation des métiers du soin et des métiers essentiels, portés en particulier par des femmes et, finalement, une nouvelle fois, l’accès entravé à la santé sexuelle et reproductive.

Les mesures qui concernent les femmes arrivent toujours dans un deuxième temps et pour nous sauver de notre statut de victime, par exemple l’octroi d’un million d’euros pour l’accueil des femmes subissant des violences conjugales en 2021. À quand une politique qui prend en compte la femme dès le départ ? Quand entendrons-nous le ministre fédéral de la Santé parler de la contraception et des avortements au même titre que des dialyses et des chimiothérapies ? Quand le ressac patriarcal cessera-t-il de profiter des crises de tout type pour freiner la mise en œuvre des droits des femmes en matière de santé sexuelle et reproductive ou les éroder ? En tentant d’apporter des réponses à ces questions, nous espérons contribuer à l’indispensable veille sur nos droits et sur nos libertés en ces temps troublés. Car, comme nous le rappelle Simone de Beauvoir, « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. »


1 Virginie Despentes, « Césars : “Désormais on se lève et on se barre” », mis en ligne sur www.liberation.fr, 1er mars 2020.
2 Des chercheuses belges ont publié plusieurs travaux au cours de l’année 2020, qui démontrent à quel point la répartition des tâches de soin est inégale durant le confinement. « Genre et Covid-19 : quatre scientifiques de l’ULiège récompensé.e.s », mis en ligne sur https ://www.news.uliege.be, 19 novembre 2020.
3 « Violence, mariage d’enfants, mutilations génitales et grossesses non désirées : des millions de cas supplémentaires estimés dus à la pandémie de Covid-19 », mis en ligne sur www.unfpa.org, 28 avril 2020.
4 Valérie Piette, webinaire « Genré..·s, (dé)confiné.e.s, délivré.e.s ? L’intime célébré ? », 12 juin 2020.
5 Sivia Federici, Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Genève, Entremonde/Senonevero, 2017, p. 20.
6 Yvonne Knibiehler, Histoire des mères et de la maternité en Occident, Paris, PUF, p. 56.