Espace de libertés | Mars 2021 (n° 497)

Le féminisme universel, pour une vision commune


Dossier

Militante féministe historique, ancienne du Mouvement de libération des femmes, Martine Storti1 se propose dans son dernier essai2 d’explorer certaines des controverses qui traversent le mouvement féministe depuis quelques années. Elle plaide pour un féminisme universel qui récuse les dévoiements identitaires – décolonial d’un côté, nationaliste de l’autre. Car, au-delà des différences, un champ de combats communs subsiste.


Vous plaidez pour un féminisme universel en insistant sur la distinction entre les termes « universel » et « universaliste ». Pour quelle raison ? 

Pour être franche, j’ai hésité. Renoncer, peut-être provisoirement, à l’emploi du mot « universaliste » m’attriste. Mais je le fais pour deux raisons principales. Depuis quelques années, le féminisme universaliste est invoqué de manière répétitive non seulement par celles et ceux qui le défendent depuis toujours, mais aussi par des courants politiques de droite et d’extrême droite qui, pendant des décennies, se sont opposés aux luttes féministes. Davantage qu’un ralliement, j’y vois une instrumentalisation du féminisme dans une perspective identitaire, nationaliste et raciste. Identitaire et nationaliste, car l’émancipation des femmes est rabattue sur l’identité française, ce qui revient à nier son historicité et même à réécrire l’histoire. Certains se gargarisent de la France « patrie féminine » ou de la France pays de l’égalité entre les femmes et les hommes, mais c’est faux. L’émancipation des femmes relève de luttes pluriséculaires, de combats menés génération après génération qui ont rencontré nombre de difficultés et de résistances. Raciste également, car cette invocation sert à établir une distinction entre « eux » et « nous »  : « chez nous », les femmes sont libres, il n’y a que « chez eux », c’est-à-dire dans les « quartiers », qu’elles ne le sont pas, c’est-à-dire là où une population d’origine africaine (noire ou arabe) est majoritaire. Et, dans ce processus, se construit une homogénéisation aussi bien du « nous » que du « eux ». D’autre part, cet « universalisme » tend à se donner en position de surplomb, livré clefs en main en quelque sorte, si bien que je préfère m’adosser et même m’accrocher à celui d’« universel », car en ces temps d’essentialisations et d’enfermements identitaires maniés par des bords prétendument opposés, l’universel retrouve sa force subversive, son potentiel émancipateur.

Vous consacrez une partie importante de votre livre au féminisme dit décolonial ou intersectionnel. Quels en sont les ressorts et les arguments ?

Intersectionnel et décolonial ne sont pas synonymes. L’intersectionnalité est très à la mode et il est difficile, au premier abord, de ne pas s’en réclamer, tant est séduisant le projet de décrire, d’analyser et de combattre en même temps plusieurs oppressions et dominations. Mais une vision positive et fructueuse de l’intersectionnalité n’interdit cependant pas de remarquer qu’elle s’est retournée, hélas, en son contraire. À l’usage, l’intersectionnalité aboutit à une fragmentation et à une hiérarchie des analyses et des luttes. Dans le triptyque le plus utilisé – race, classe, genre –, la focale va se placer le plus souvent vers celui de la race. Victime en quelque sorte de son succès, l’intersectionnalité s’est aussi transformée en outil de sommation, d’injonction et de disqualification. Une féministe politiquement correcte doit se déclarer au moins intersectionnelle  ; sinon, elle prend le risque d’être une féministe aveugle à l’oppression de classe et, surtout, de race. Autant dire une horrible « féministe blanche et/ou universaliste et/ou euro-centrée/occidentalo-centrée ». Sur ce chemin, l’intersectionnalité croise le courant décolonial. On pourrait supposer que celui-ci vise à analyser et à montrer des effets encore présents du colonialisme, tant il est vrai que les blessures de l’histoire ne se referment pas rapidement et que, dans un pays comme la France, le racisme en pensée et en acte s’articule aussi au passé colonial. Mais l’entreprise a une ambition bien différente. Elle se donne comme une explication capable de fournir les clés de l’histoire, du moins, de celle qui commence en 1492, avec la « découverte de l’Amérique », soit l’origine de la « modernité occidentalo-centrique ». La démarche décoloniale consiste donc à affirmer que la modernité européenne est intrinsèquement esclavagiste, coloniale et destructrice. Et le féminisme regardé comme composante de l’Occident l’est aussi. Il faut par conséquent le décoloniser et proposer, comme on le dit désormais, un « autre récit ». Cet autre récit est avant tout un réquisitoire contre le « féminisme blanc », au prix d’une réécriture de l’histoire assez stupéfiante  : ainsi, la « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne » rédigée par Olympe de Gouges en 1791 ne serait qu’une forme d’enracinement des droits et de leur conquête dans l’esclavage alors que son auteure ne cesse de le dénoncer de manière très explicite dans tous ses écrits ! Autre exemple  : les féministes des années 1970 auraient été toutes indifférentes au colonialisme, au racisme et aux enjeux internationaux, ce qui est totalement faux, je le montre de façon détaillée dans mon livre.

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Vous abordez aussi la dimension internationale du combat féministe et la progression du relativisme culturel qui vient en contester la légitimité…

Les combats féministes ont toujours été internationaux d’une double manière, d’une part, parce qu’ils se déroulent dans plusieurs pays à la fois, d’autre part, parce qu’ils sont marqués par des convergences et des solidarités. On le constate tous les jours, par exemple autour de la question de l’interruption volontaire de grossesse ou autour de la lutte contre les violences sexuelles. Cela renvoie à ce que j’appelle un « en commun » des femmes qui rend possible un horizon universel. Et cela est d’autant plus nécessaire qu’en effet se déploie, au fil des années, une offensive contre la mise en œuvre effective des droits des femmes, au nom du relativisme culturel qui, sous prétexte d’un « respect des cultures », légitime les conservatismes et les régressions. Regardons par exemple ce qui se passe à l’ONU où s’est nouée une alliance entre la Russie, le Vatican, l’Iran, l’Arabie saoudite et, durant le mandat de Donald Trump, les États-Unis pour revenir en arrière en particulier sur les droits sexuels et reproductifs. Il faut donc garder à l’esprit que c’est dans ce contexte de montée du néoconservatisme à l’échelle mondiale qu’est instruit, au nom d’une autoproclamée lutte dite « décoloniale », le procès du féminisme.

L’instrumentalisation du féminisme dans une « perspective identitaire nationaliste » vous semble-t-elle d’ampleur équivalente au féminisme décolonial ou intersectionnel ? 

Je constate que chaque camp a ses figures de proue, intellectuelles, académiques, militantes, politiques, médiatiques. On voit bien que se joue un affrontement idéologique, mais aussi des enjeux de reconnaissance, de pouvoir et même de financements (fonctionnement d’associations, travaux de recherche, parutions de revues ou de livres, animation de sites internet, carrière personnelle, etc.). L’actuel fonctionnement médiatique et les réseaux sociaux renforcent de même ces affrontements binaires et manichéens, car des positionnements dogmatiques et caricaturaux, des discours simplistes font plus de « buzz » que des analyses complexes. Dans ce contexte, ont moins de visibilité, et parfois aucune, celles et ceux qui s’efforcent d’emprunter un autre chemin, une ligne de crête en quelque sorte.

L’emprise du féminisme intersectionnel et de ses thématiques sur les jeunes générations ou sur les mouvements récents du féminisme vous semble-t-elle importante ou au contraire anecdotique ? 

Emprise importante ou anecdotique ? Je l’ignore. Mais dans le monde réel, dans la vraie vie, il n’y a pas plus de « féminisme blanc » que de « féminisme noir » ou de « néo-féminisme ». Il y a des femmes qui, dans de très nombreux pays, se battent pour avoir accès à l’IVG, pour pouvoir conduire une voiture, pour construire une autonomie économique, pour ne pas être obligées de se voiler, contre les féminicides, pour un partage égal de l’héritage, pour pouvoir chanter en public, contre les mutilations sexuelles, contre les « crimes d’honneur » ou contre la précarité dans le travail – et je pourrais aligner encore et encore des exemples… Certaines femmes mènent parfois ces combats au risque de la prison et même de leur vie. Tel est un féminisme du monde réel, tel est un féminisme universel.


1 Impliquée dans le mouvement féministe français dès les années 1960, professeur de philosophie puis journaliste, ensuite inspectrice générale de l’Éducation nationale, Martine Storti a longtemps été engagée dans le réseau international de l’éducation en situation d’urgence INEE au Moyen-Orient et en Europe centrale et orientale.
2 Martine Storti, Pour un féminisme universel, Paris, éditions du Seuil, 2020, 112 p.