Espace de libertés | Mars 2021 (n° 497)

La femme qui dansait sur les missiles


Culture

Figure majeure de l’art féministe outre-Manche, Margaret Harrison mène une réflexion croisée sur les notions de genre et de classe sociale depuis plus de cinquante ans. En jouant la carte de l’humour et de la provocation, l’« artiviste » rend visibles les formes de domination qui s’exercent dans les sphères professionnelle et domestique, mais aussi dans l’art et dans la culture populaire.


On pourrait d’emblée la comparer à l’une de ses œuvres, un dessin au crayon intitulé The Singing Rose qui représente une rose enserrée dans un poing brandi autour duquel gravitent de manière concentrique les mots radical art pratice, activism, socialism et theory. Un vocabulaire que Margaret Harrison partage avec la militante marxiste révolutionnaire Rosa Luxemburg, au point d’avoir baptisé sa propre fille Rosa en hommage à celle qui fut assassinée en 1919, dans l’espoir de la voir poursuivre le combat en faveur de l’égalité qu’elle-même mène depuis 1971.

Avec son carré long, sa frange et ses lunettes à monture épaisse, on la prendrait presque pour une institutrice… mais elle n’est certainement pas de la vieille école ! À ceux qui ont eu la chance de la rencontrer dans son atelier anglais garni de livres, d’œuvres encadrées posées à même le sol de part et d’autre de grandes commodes en bois dont elle ouvre les larges tiroirs, elle montre quelques-unes des centaines de dessins, d’aquarelles, de collages et autres œuvres à la technique mixte en soulevant avec délicatesse le papier de soie qui les protège. Dessous, le naïf côtoie l’obscène dans un jaillissement de couleurs. Magaret Harrison fait dans l’art pop qui éclabousse.

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La version trans de Captain America a choqué la société anglaise du début des années 1970, pas encore prête à voir un symbole de virilité ainsi détourné. © Serge Hasenböhler

Pop art à l’anglaise

Des figures de super-héros issus des comics nord-américains à l’Olympia de Manet, Margaret Harrison se détourne des hiérarchies entre les genres et réunit sans distinction histoire de l’art et culture populaire. Reprenant à son compte des stratégies relevant du grotesque comme l’exagération, la parodie et la subversion, elle questionne avec humour les codes et les stéréotypes cloisonnant les genres.

Son œuvre est composée de peintures, de dessins et de textes, mais aussi d’installations faisant appel aux images réelles et à la matière documentaire, propres à ébranler les certitudes vis-à-vis des canons visuels et des codes déterminant la représentation des femmes dans la société. « Je ne crois pas que j’ai un style particulier. En Grande-Bretagne, plusieurs artistes masculins ont produit le même type d’œuvre. Moi, ce que j’aime, c’est m’intéresser aux différentes questions épineuses, et à partir de là naît la forme »1, explique-t-elle.

«So shocking!»

Diplômée du Carlisle College of Art, des Royal Academy Schools de Londres et de l’Académie des beaux-arts de Pérouse en 1965, Margaret Harrison fonde le London Women’s Liberation Art Group en 1970. L’année suivante, son dessin de Captain America en talons aiguilles, tous seins dehors, celui de la femme dans un sandwich Good enough too eat et son portrait du fondateur de Playboy, Hugh Hefner, en Bunny Boy provoquent la fermeture de sa première exposition à Londres… le lendemain de l’inauguration. « Ce n’est pas tant le caractère pornographique qui les a choqués que le fait d’altérer le corps masculin », se remémore l’artiste. « De tout échec, on peut tirer une part de succès. Dès lors que la police a fait fermer l’exposition, je me suis efforcée de penser plus en profondeur. Je me suis interrogée sur l’importance de ces sujets. J’ai commencé à me documenter, à faire des recherches pour en faire une forme d’art. »2

Plus que jamais actuelle

Au début des années 2000, elle utilise la photographie pour dénoncer les violences faites aux femmes. « Mon travail interroge sur la manière de parler de la violence différemment, de façon moins directe, plutôt que de plonger les mains directement dans le sang. » Il y a les violences physiques, les faits d’armes, qui laissent des traces, et puis celles nettement moins ostensibles, puisque contenues dans l’invisibilité sociale imposée aux femmes. Ainsi dans Anonymous was a Woman réhabilite-t-elle les victimes de leur engagement politique et social ou de leur condition que sont Rosa Luxemburg, Annie Besant, l’écrivaine féministe, Eleanor Marx, la militante socialiste (fille d’un certain Karl), Annie Oakley, la meilleure tireuse du Far West, Bessie Smith, l’impératrice du blues, ou encore la fiancée de Frankenstein, ainsi que Marilyn Monroe et Janis Joplin.

Peu connue sur le continent, Margaret Harrison accède, à 81 ans, à une nouvelle reconnaissance. Son œuvre, qui depuis cinquante ans invite à dépasser l’approche binaire des attributions raciales et sexuelles, redouble aujourd’hui de pertinence.


1 « Margaret Harrison, Woman », émission « L’invité(e) culture », France Culture, 12 juillet 2019.
2 « Margaret Harrison. Studio Visit. TateShots », vidéo mise en ligne sur http ://margaret-harrison.com.