Espace de libertés | Mars 2021 (n° 497)

L’intersectionnalité : une cartographie des débats


Dossier

Notion centrale dans les revendications de plusieurs mouvements féministes et antiracistes, l’intersectionnalité fait l’objet de débats récurrents dans le champ académique dont il est issu et dans le champ militant qui en a fait le fer de lance d’une bataille idéologique.


Le terme d’intersectionnalité a connu des acceptations diverses qui ont curieusement débouché sur un concept académique utilisé hors du champ universitaire, dans des discours et des contre-discours qui l’ont transformée en vecteur d’un combat acharné pour la défense de systèmes de valeurs, dans le cadre de ce qu’on pourrait appeler, à la suite de James Levinson, comme une « guerre culturelle ». Le sociologue désigne par là une opposition irréductible entre des groupes sociaux sur des questions de société qui mobilisent des idéologies concurrentes, provoquant une polarisation de la sphère publique.

Revenir sur l’émergence de cette notion et sur ses avatars contemporains permet de comprendre ce que l’intersectionnalité incarne dans ces luttes pour la légitimité culturelle, dans un contexte de militantisme et contre-militantisme exacerbé. Or la cartographie des débats et controverses n’est pas une tâche aisée, car les types de communication dans lesquels apparaissent les arguments couvrent un large spectre qui va de la discussion académique à un procès en illégitimité exprimé au quotiden dans des échanges parfois proches de l’injure dans les médias sociaux. Alors qu’en Belgique, l’approche intersectionnelle est adoptée dans des discours officiel (voir le Plan d’action bruxellois contre le racisme 2019-2020), elle est comprise comme une menace à l’ordre et à l’identité sociale dans d’autres prises de positions antagonistes.

Intersection n’est pas superposition

La notion, développée à la fin des années 1980 par Kimberlé Crenshaw, se réfère au croisement de formes multiples de domination chez un même individu. En mettant en évidence l’intersection des marqueurs identitaires (le genre, la couleur de la peau) et non leur simple superposition, la juriste américaine avance qu’il existe un type d’oppression spécifique qui échappe au regard classique des mouvements de défense des minorités. Ainsi, l’expérience d’une femme afro-américaine ne peut pas être appréhendée à l’aide des seules grilles de lecture féministes et antiracistes, car elle représente un vécu différent qui déclenche des représentations et des discriminations spécifiques. Le concept s’avère ainsi nécessaire pour comprendre et surtout combattre le système d’oppressions multiples dans lequel l’individu est enfermé, bien au-delà de l’expérience collective (celle des Noirs, celle des femmes) qui efface l’intersection des marqueurs.

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Fragmenter pour visibiliser

L’une des principales critiques à l’encontre de l’intersectionnalité est la fragmentation identitaire dont elle serait porteuse, que ce soit en Europe ou aux États-Unis, où l’on dénonce la réification de l’identité et l’essentialisation du genre, de la « race », de la nationalité ou de l’orientation sexuelle. Dans plusieurs pays d’Europe occidentale, cette fragmentation est entendue comme contraire aux principes des Lumières, même si l’on peut arguer que la vision universaliste de la citoyenneté cache d’énormes disparités de classe sociale, de genre ou d’origine. Dans ce sens, l’approche intersectionnelle des discriminations permettrait de visibiliser les identités multiples dans le but de rendre la citoyenneté (au sens d’une participation dans un projet collectif) plus accessible.

Certains acteurs antiracistes ciblent également la relégation du marqueur de classe sociale, véritable pilier historique des luttes de la gauche européenne. Si la classe est bien prise en compte dans la théorisation de Crenshaw, elle semble avoir été mise à l’écart dans l’idéologie décoloniale européenne, qui remet au centre la notion de race, au détriment parfois aussi du genre. Ainsi la coalition NAPAR1, qui a vu le jour en 2016, critique la centralité du genre dans l’approche intersectionnelle et propose de le remplacer par la race, avec toutes les ambiguïtés que cela comporte  : s’agit-il d’un marqueur objectif ou d’une notion d’un autre temps à déconstruire ? Est-ce un phénomène subi ou revendiqué ? L’ambiguïté du mot est à l’œuvre dans l’adjectif « racisé », qui soulève des critiques y compris dans le champ antiraciste (comme Laurence Rosier l’a développé en pages 22-27, NDLR). L’antiracisme universaliste s’inquiète ainsi du fait que « certains collectifs formés par des racisés [soient] devenus des clubs d’autodéfense d’une minorité », en préconisant la convergence des luttes à côté de la reconnaissance des facteurs multiples d’oppression2.

Dialogue de sourds

L’opposition organisée la plus tenace à l’approche intersectionnelle émane d’une nébuleuse intellectuel protéiforme qui prône des valeurs tantôt de gauche, tantôt de droite, dont les mouvances se retrouvent dans leur refus des signes convictionnels, de la centralité de la race promue par les mouvements antiracistes et dans la défense de l’universalisme. Si certains arguments pourraient se prêter à un débat rationnel, l’énonciation est clairement agonistique, défensive plutôt que constructive et ne propose aucune solution pour sortir de l’étau de la catégorisation multiple à laquelle sont effectivement soumis les individus, peut-être parce que celle-ci est invisible à leurs yeux. L’« Observatoire du décolonialisme » (qui milite contre le militantisme décolonial et le féminisme contemporain)3 récemment créé décrit l’intersectionnel comme suit  : « Le nouveau paradigme est racial et identitaire  : il ne s’adresse plus à l’organisation de la société selon le bien commun. Il prône une société de castes, pur nombrilisme où l’appartenance clanique, religieuse, sexuelle donne des droits aux individus en fonction d’un quotient de victimitude collective et hérité qui débouche sur un désir de pouvoir radical. »4

La remarque serait intéressante en ce qu’elle pointe l’émergence d’une recatégorisation exacerbée et normative des individus, qui se traduit dans un lexique taxinomique foisonnant. Elle pourrait aussi susciter le débat sur le thème de la défense du religieux dans un espace public conçu pour protéger l’individu de l’emprise de la religion. On pourrait également discuter de la concurrence qui hiérarchise le statut de victime des différents groupes, de plus en plus visible lorsque la souffrance collective est discutée publiquement. Cependant, l’énonciation suinte la nostalgie d’une époque où seul le sujet hégémonique était autorisé à parler de son expérience, voire de celle des autres, ce qui rend le dialogue impossible.

«Vous, les intersectionnels…»

L’étude de ces discours permet de mettre en lumière la manière dont la notion est réactualisée, au moyen d’un recalibrage sémantique, sans toujours avoir été passé au crible d’une analyse critique. Ainsi, en référence à la cérémonie des Césars 2020 au cours de laquelle Roman Polanski a reçu le prix du meilleur réalisateur, un éditorialiste du Figaro se demande si « les intersectionnels ont gagné », définissant le terme comme « une accumulation de victimisations [selon laquelle] les femmes, les minorités sexuelles, les Noirs, les Maghrébins doivent se mettre tous ensemble parce qu’ils sont l’objet commun du ressentiment général ». Les expressions intègrent « intersectionnel » fleurissent et éclairent le sens donné à la notion  : sur Twitter, « les gauchistes intersectionnels dégénérés », « militants intersectionnels et femmes voilées » sont dénoncés aux côtés des « islamo-gauchistes, sociologues, historiens du racisme et du colonialisme » et autres « identitaires de gauche ». On observe ici un phénomène linguistique particulièrement saillant  : la nominalisation de l’adjectif « intersectionnel » pour former une hétérodésignation de groupe, « les intersectionnels ». Ce glissement évacue la légitimité scientifique du concept, en même temps qu’il exclut la possibilité d’un dialogue avec ses promoteurs ainsi désignés.

Paradoxalement, les critiques souvent violentes des pourfendeurs de l’antiracisme, ainsi que les dissensus peu audibles à l’intérieur de la mouvance antiraciste, montrent que l’état actuel du débat public n’est pas prêt à accueillir une discussion rationnelle et argumentée au sujet de l’approche intersectionnelle. Ces controverses révèlent le décalage entre les temporalités des idéologies à l’œuvre actuellement  : alors que l’Europe occidentale peine depuis trente ans à résoudre les polémiques relatives à la présence et à l’intégration de personnes d’origine immigrée, certains groupes proposent de remettre des marqueurs différentialistes au centre de l’identité. Il faudra peut-être attendre une relève générationnelle pour sortir des tropismes actuels et pour accueillir une réflexion qui tienne compte à la fois de l’approche intégrée de la discrimination, du souci de neutralité de l’espace public et du danger de la concurrence victimaire qui hiérarchise les luttes des minorités.


1 Née en 2016 et composée de mouvements de défense des minorités venant des trois régions belges.
2 Voir le dossier imag. Le magazine de l’interculturel n° 354, décembre 2020, qui revient sur les critiques de la notion dans le champ antiraciste.
3 Voir « L’Observatoire qui se rit de chercheurs “décoloniaux” », mise en ligne sur www.liberation.fr, 19 janvier 2021, qui explique et critique la démarche du collectif.
4 « “Gauche-droite, piège à cons”  : la preuve par le décolonialisme », mis en ligne sur http ://decolonialisme.fr, 10 février 2021.