Espace de libertés | Mars 2021 (n° 497)

À chaque mot suffit sa peine


Dossier

Désormais courant dans le discours féministe et antiraciste, le mot « racisé » est « en dialogue » dans l’espace public. L’analyse approfondie de ce terme « socialement vif » en dit long sur notre société en lutte avec son passé colonial et son présent patriarcal.


Pour faire le point sur l’emploi du terme « racisé », je partirai de la (re)lecture de deux numéros, à vingt-six ans d’écart, de la revue française Mots. Les langages du politique intitulés respectivement « Sans distinction de… race »1 et « Analyse du discours et catégorie “raciales”  : problèmes, enjeux, perspectives »2. Le second numéro s’inscrit dans la continuité de la réflexion menée, avec l’objectif de rendre compte de l’état contemporain des travaux consacrés aux usages lexicaux et discursifs de la « race » en analyse du discours francophone. La revue fut également à l’initiative d’un colloque autour de la question juridique de la suppression du mot « race » de la Constitution française. Le 16 juin 2013, l’adoption par l’Assemblée nationale d’une proposition de loi « tendant à la suppression du mot “race” de notre législation », sous une apparente continuité, nous semblait pouvoir appeler une mise à jour de la problématique globale des usages des catégories « raciales » ou « racialisantes » dans l’espace public français.

Par la mention de ces travaux importants, il s’agit de cadrer mon propos, comme le faisait la linguiste Sylvianne Rémi-Giraud, en ouverture d’un article qu’elle consacra au mot « race »3, à la problématique très pointue, mais à la précaution plus large  : « On imagine le peu de prise qu’offre au linguiste une unité lexicale aussi chargée d’histoires et de représentations funestes. »

Si le mot vient à manquer…

Lorsque la linguistique traditionnelle cède le pas à l’analyse du discours, les études prennent en compte le poids de l’histoire, des imaginaires, des représentations, des contextes spécifiques liés à l’emploi d’un mot. Il n’en demeure pas moins qu’elle cherche à objectiver des positions qui, de par leur ancrage contextuel, sont de fait situées dans le champ du politique. Ainsi, rappeler que les mots ont une mémoire constituée par leurs emplois historiques et collectifs autant qu’individuels relève du paradigme mémoriel social et de l’organisation de la mémoire commune par les sociétés. Les réflexions de l’analyste du discours répondent à des demandes sociales autour du poids et des rôles des mots dans la construction des débats publics.

Mais les questionnements restent aussi des questionnements fondamentaux sur le fonctionnement de la langue, du discours et du sens des mots  : que fait-on quand on nomme une réalité ? Existe-t-il un mot juste ? Le sens est-il fluctuant ? Comment la polysémie permet-elle quand même le dialogue ? Un mot peut-il signifier son contraire ? Les mots permettent-ils l’action ? Quelles sont les conséquences de la création ou de la disparition d’un mot ?

Les tenant.e.s de la suppression du terme « race » ne pensaient pas, naturellement, que le racisme disparaîtrait alors d’un coup de baguette magique lexicale. Certains, d’ailleurs, comme Bernard Herszberg, président de Galilée 904, plaidaient pour la disparition et une dénomination neuve, car il fallait bien noter la chose en tant que dispositif sociohistorique responsable de discriminations, de ségrégations, de génocides et de crimes contre l’humanité. Le philosophe Étienne Balibar, partisan du maintien, se demande lui  : « Que signifierait le fait que nous, majorité du peuple français, évidemment “non marqué racialement” (car nous ne nous marquons pas ainsi et nous ne le sommes pas non plus à l’extérieur en raison de la domination mondiale des nations et de la culture européenne auxquelles “nous appartenons”) décidions de ne pas vous nommer ou de ne pas recourir au mot “race” pour nous interdire la discrimination dont vous faites ou risquez de faire l’objet ? »5

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Les mots des uns

Glosant cette citation, je dirais qu’elle met en lumière que les mots des uns ne sont pas nécessairement les mots des autres. Si nous partageons un ensemble arbitraire de termes communs qui permettent la communication (la langue au sens saussurien), nous disposons de mots spécifiques en fonction de notre métier, de notre culture et de notre famille. Selon nos orientations idéologiques, les termes à haute valeur comme « liberté », « égalité », « genre » – pour ne citer qu’eux – sont l’objet de luttes sémantico-politiques qui donnent lieu à des débats métalinguistiques très polarisés, dont la toile aujourd’hui nous offre maints exemples. L’appel à la citation camusienne « mal nommer les choses, c’est ajouter aux malheurs du monde » est fréquent, mais contradictoire  : tantôt elle est invoquée pour soutenir un discours contre le politiquement correct et l’euphémisation de la nomination (« il faut appeler un chat un chat »), tantôt elle est mise en avant pour justifier des créations néologiques et des appellations contrôlées.

Dès 1972, dans le champ francophone, la sociologue féministe et antiraciste Colette Guillaumin proposait d’utiliser le terme « racisation » pour montrer qu’il s’agit d’un processus dynamique, d’une construction sociale. Dans une citation célèbre, elle affirme un apparent paradoxe  : « Non, la race n’existe pas. Si, la race existe. Non, certes, elle n’est pas ce qu’on dit qu’elle est, mais elle est néanmoins la plus tangible, réelle, brutale, des réalités. »6 De son côté, le sociologue Éric Fassin choisit « racialisation », « au sens où ce processus ne reste pas extérieur aux sujets racialisés. Ce n’est pas seulement une assignation superficielle, sans rapport avec leur réalité profonde  ; en réalité, la racialisation participe de la subjectivation. La “race” n’est pas uniquement du côté des racistes, ni même du racisme structurel  ; elle est aussi incorporée par ceux qui y sont renvoyés. On ne peut pas se construire, en tant que sujet, en faisant abstraction de cette expérience  : elle est structurante. Or, quand on dit cela, on s’expose à être taxé de racisme. Pour ne pas l’être, il faudrait faire comme si les personnes et surtout les corps n’étaient pas affectés par cette expérience. Bref, on veut bien parler de racisme, mais pas de racialisation. Autrement dit, on évite de prendre en compte cette incorporation »7.

Discuter de la pertinence d’un terme dans un contexte donné, s’interroger sur l’évolution de la signification des mots, chercher des vocables plus précis… C’est le travail scientifique, mais aussi le travail linguistique ordinaire de tout locuteur et de toute locutrice. Pourquoi le sens des mots nous oppose-t-il souvent plutôt que nous rassembler ? On dit pourtant, en analyse du discours, que le mot est « dialogique »  : or, dans ce terme, on entend, à juste titre, « dialogue ».

«Mot dialogique»?

À défaut de nommer l’objet en soi, on le nomme pour nous dans une relation non essentialisante mais pratique, fondée sur la mémoire et l’usage qu’on en fait. On reconnaît aussi la diversité des points de vue sur cet objet  : cette diversité n’est pas problématique dans le cas où je nomme un « deux-roues » tantôt « bicyclette », tantôt « vélo », où il n’est pas question d’idéologie au sens strict, mais de représentations, d’imaginaires, d’usages plus poétiques ou économiques. Il y a cependant de la mémoire  : personnellement, « vélo » me rappelle la radio des vacances crachotant les résultats de l’étape du jour du tour de France des mois de juillet, alors que « bicyclette » rime avec la Paulette de Montand et la Léa de La Bicyclette bleue, best-seller de Régine Deforges. Le mot entre donc « en dialogue » avec ma mémoire individuelle et la mémoire collective faites ici de chansons populaires, d’événements patrimoniaux et de littérature.

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Le fonctionnement n’est pas si différent dans des conflits de nomination à partir de mots « sensibles », où s’expriment des idéologies, des conflits où l’on nomme mal, où l’on use des mots de l’autre à des fins d’oppression, de dénonciation ou d’émancipation  : I Am Not Your Negro, le titre du film de Raoul Peck, montre que tout en employant le terme « negro », celui-ci est mis à distance, « en dialogue » critique avec un emploi raciste, le mot de l’autre, d’un système de ségrégation raciale. Mais le même terme avait été revendiqué comme une réappropriation par le mouvement de la négritude8  : « Je pousserai d’une telle raideur le grand cri nègre que les assises du monde en seront ébranlées », comme l’a écrit Aimé Césaire.

Point de vue axiologique

Le terme « racisé » fait suite à ces emplois dialogiques marqués du sceau de la mémoire sociale et historique, comme les termes « dominé », « subalterne », etc. S’il est récemment entré dans le dictionnaire, comme un adoubement de son usage, il est le lieu d’échanges vifs et violents, notamment dans le cadre français  : on est là dans des emplois qui ne sont plus juridiques – comme le cas évoqué de « race » plus haut – mais politiques, au sens large, banalisés et réinterprétés au sein de tensions et de conflits.

Qui dit conflit dit violence verbale et le terme « racisé » exprimant une identité, il est en quelque sorte naturel que le mot oscille entre une axiologie positive et une axiologie négative. La notice Wikipédia sur « racisation » – qui penche nettement en défaveur du terme « racisé » au vu des références et des mentions des participant.e.s au débat – contient un paragraphe intitulé  : « Utilisation du terme “racisé” et controverses » et cite  : « Sarah-Jane Fouda, spécialiste de la communication et enseignante à l’Université Paris-III Sorbonne Nouvelle, classe le substantif “racisé” comme un élément de la “novlangue” des “dé­vots de la race”. » Tout récemment, le réa­lisateur Ismaël Saidi affirme que « racisé » est la pire insulte qu’on puisse lui dire9. Jusqu’à poser, pour certain.e.s, l’émergence d’un nouveau racisme « inversé », voire « un racisme anti-blanc ».

Mais l’axiologie dite positive est en fait dialogique au sens où il ne s’agi­rait pas d’énoncer « je suis, je ne suis qu’une personne racisée », mais plutôt « la société me traite comme une personne racisée, je subis la racisation structurelle et me défi­nir comme telle permet de visibiliser mon combat ». La racisation s’appuie sur des stéréotypes censé­ment attachés à des communautés identifiées, dont la couleur de peau. La sociologue Yumiko Tahata, à la suite de nombreux travaux sur la question, la définit comme « un processus de différenciation, d’alté­risation radicalisée et de hiérar­chisation qui construit des caté­gories minoritaires »10. Classisme, racisme, sexisme s’articulent dans des dénominations qui, idéalement, devraient être transitoires puisqu’il s’agit de processus sociaux, et donc humains.

Les contextes où le mot est employé se combinent avec les questions intersectionnelles (la combinatoire des discriminations) et avec les nouvelles dénominations en circulation sur les identités de genre issues de la communauté LGBTQI+++, ce qui crispe encore davantage ceux et celles qui, au nom de l’humanisme, privilégient ce qu’ils et elles estiment être des catégories universelles comme, au choix, l’Homme, la personne humaine, les gens, mais aussi, dans des débats plus ancrés, le Français, le Belge… dont « l’auto-définition peut rester tacite ».

Pour ne pas conclure

Il ne m’appartient pas de juger les mots, mais d’en décrire les usages sociaux et les enjeux discursifs  : si nous avons la faculté linguistique de créer des termes – faculté cependant extrêmement surveillée et cadenassée du point de vue de la légitimité sociale où, si elle n’est pas le fait de terminologues ou, faveur acceptée, des écrivain.e.s, elle est généralement considérée comme fautive ou superfétatoire, tancée, moquée, ridiculisée –, nous avons aussi le pouvoir d’en faire des armes de discours et de mémoire, des arènes de partage et de conflits. Nos manières de penser, de raconter l’histoire ont évolué  : les historien.ne.s connaissent bien ces bouleversements épistémologiques où des concepts sont devenus obsolètes, où de nouvelles notions sont apparues. Les nouvelles dictions des combats politiques inscrivent dans le fil du discours une conception dialogique, une interrelation avec les discours tenus avant et ceux à venir  : n’en déplaise à certain.e.s, le terme « racisé » fonctionne bien comme un terme « dialogal », parce qu’il possède une orientation dialogique et qu’il donne corps et voix à des énonciateurs et à des énonciatrices dans le débat public. Et je terminerai, comme une invitation à la réflexion, par une citation du sociologue français Maurice Halbwachs  : « Ce sont les autres qui font que les souvenirs nous reviennent »11.


1 S. Bonnafous, B. Herszberg et J.-J. Israel (dir.), « Sans distinction de… race », dans Mots. Les langages du politique, n° 33, décembre 1992.
2 É. Devriendt, M. Monte et M. Sandré, « Analyse du discours et catégories “raciales” : problèmes, enjeux, perspectives », dans Mots. Les langages du politique, n° 116, mars 2018.
3 S. Rémi-Giraud, « Relation partie-tout et relation taxinomique  : le mot race est-il dans l’impasse ? », dans G. Kleiber, C. Schnedecker et A. Theissen (dir.), La relation “partie-tout”, Louvain-Paris-Dudley, Peeters, 2006, pp. 137-151.
4 Le mouvement Galilée 90 a publié une charte en juin 1991 pour demander le retrait du mot “race” de la Constitution française.
5 É. Balibar, « Le mot “race” n’est pas “de trop” dans la Constitution », dans Mots. Les langages du politique, n° 33, op. cit.
6 C. Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature, Racine de iXe, Paris, 2016.
7 C. Crenn et S. Tersigni, « Entretien avec Éric Fassin », dans Corps, n° 10, 2012/1, pp. 21-27, mis en ligne sur www.cairn.info.
8 Mouvement politique et littéraire émanant des auteurs africains et antillais.
9 Émission « Le Grand oral (RTBF/Le Soir), diffusée le 5 février 2021 sur La Première.
10 Y. Tahata, « Définir “les Français”, une question de race ? Analyse des formes de racisation dans les débats parlementaires sur la nationalité et l’immigration (1981-2012) », dans Mots. Les langages du politique, n° 116, op. cit.
11 Cité par la linguiste et analyste de discours S. Moirand, « Discours, mémoires et contextes  : à propos du fonctionnement de l’allusion dans la presse », dans Corela, hors-série no 6, mis en ligne sur http  ://journals.openedition.org 1er novembre 2007.