Espace de libertés | Mars 2021 (n° 497)

Blasphémer pour mieux croire


Culture

Longtemps, l’art occidental n’a vécu que par et pour les sujets religieux. Mais aujourd’hui, le lien s’est renversé sans pour autant se défaire  : à défaut de glorifier Dieu, l’art contemporain s’y cramponne sur le mode de la subversion, de la dénonciation ou du détournement.


En 1987, l’artiste américain Andres Serrano plongeait un christ en plastique dans un verre rempli de son urine et de son sang. Baptisée Immersion (Piss Christ), la photographie est notamment exposée à Avignon en 2011  : elle s’attire alors les foudres d’un groupe de catholiques intégristes proches de l’extrême droite qui la jugent « blasphématoire » et vandalisent les lieux. Serrano, qui se dit chrétien, s’est pourtant expliqué de manière limpide sur son travail, motivé par « une condamnation de ceux qui abusent de l’enseignement du Christ pour leurs propres fins ignobles ». Dans le détournement de la figure christique, c’est au fond rarement la religion catholique qui est dénoncée, mais bien plus souvent la culture de masse et l’ultralibéralisme, dont la vie et les enseignements de Jésus seraient l’antithèse absolue. Il en va ainsi du Mickey Mouse crucifié du collectif Taroop et Glabel (Crucifiction2, 2005) ou du Christ with Shopping Bags de Banksy (2014). Dénoncer est d’ailleurs un bien grand mot, tant le message est littéral et difficilement contestable  : le consumérisme et le conformisme nous crucifient sans même promettre aucun salut de l’âme. Acquiesçant au principe du serpent qui se mord la queue, ces œuvres ne semblent du reste pas y prétendre davantage. Advienne que pourra dans le monde temporel.

La transgression comme traversée

Aux yeux du plasticien belge Vincent Solheid, qui a grandi dans les Ardennes dans les années 1970, la religion, c’est avant tout les origines, le terreau dans lequel s’exerce sa candeur. Alors qu’il est enfant de chœur, le curé lui fait savoir que s’il ouvre l’armoire aux hosties, elles saigneront du sang de Christ. Dans sa dernière exposition, « Angles morts », qui s’est tenue à la galerie Nardone en octobre 2020, ce qu’il a vécu comme une supercherie déroutante devient une série d’hosties maculées de sang et recousues de fil chirurgical. Pas question de blasphème pour autant  : pour accéder à ce péché, il faudrait qu’un fidèle s’indigne et Vincent Solheid a plutôt tendance à s’attirer la sympathie des croyants. Régulièrement invité par la RCF (radio chrétienne francophone) quand il n’expose pas à la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule, le plasticien s’est même étonné de recevoir les compliments d’un médecin très catholique à propos de son Christ sous ecstasy… « un christ enfin ravi ».

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Chatouiller les dogmes, choquer pour interpeller, l’artiste a ses méthodes pour nous faire réfléchir ! © Antonio Nardone

« Je ne considère pas que je me situe dans le registre du blasphème ou de la provocation », commente l’artiste qui voue une grande admiration à l’art sacré des xvie et xviie siècles et aime se ressourcer à l’abbaye d’Orval. Je traite davantage ces sujets avec de la naïveté, de l’humour. « Il m’arrive d’être dans la dénonciation, mais pas par rapport à la figure du Christ ou à la foi, plutôt par rapport au ministère, au dogme, à ce qu’on en a fait. » En réalité, là où l’on crie au blasphème, il ne s’agit souvent que d’hérésie, c’est-à-dire d’une mise en cause des pratiques religieuses et non de l’idée de Dieu. C’est que les Monty Python avaient défendu à propos de leur Vie de Brian (1979), interdit pendant huit ans en Irlande et qui ne fut distribué en Italie que onze ans après sa sortie. Dans son confessionnal recto verso, Vincent Solheid s’empare du pire de ces pratiques et expose la fellation que coûte le pardon des péchés  : un écho à la consternation suscitée par les actes pédophiles au sein de l’Église – manière encore de rappeler qu’à force de vouloir s’élever plus haut qu’il n’est accordé, on tombe souvent bien bas. Pour consoler l’enfance meurtrie, il reste le cyclisme et les figurines de plastique  : en déclinant un Jésus miniature en Eddy Merckx triomphant dans Les premiers seront les derniers ou La Dernière Étape, Vincent Solheid rend hommage au dolorisme plein de grâce des héros incarnés. « Je m’interroge aussi sur le fanatisme, l’idolâtrie. À quel point on s’intéresse davantage à l’image plutôt qu’au sens. Même s’il y a un aspect de transgression, j’entends cela au sens de traversée plutôt que de provocation. Une traversée pour rejoindre les autres, ce qui me semble correspondre à une certaine idée de Dieu. »

Nouveaux sacrés

Le blasphème montrerait-il la juste voie ? Il faut ici rappeler que si le deuxième commandement condamne le blasphème, l’Évangile dit bien davantage  : « C’est pourquoi je vous dis  : tout péché et tout blasphème sera pardonné aux hommes, mais le blasphème contre l’Esprit ne sera point pardonné. Quiconque parlera contre le Fils de l’homme, il lui sera pardonné  ; mais quiconque parlera contre le Saint-Esprit, il ne lui sera pardonné ni dans ce siècle ni dans le siècle à venir » (Matthieu 12, 31-32). Ceux qui blasphèment dans la forme – artistes, potaches, caricaturistes, provocateurs de tout poil avec ou sans talent – seraient de bien maigres pécheurs face à ceux qui blasphèment dans le fond, c’est-à-dire qui font mine de prendre une action de Dieu pour une action de Satan, à l’image des scribes et des pharisiens. En somme, pour l’Évangile, il n’est de pire péché que celui de mauvaise foi. Ce qu’on appelle aussi se mentir à soi-même.

Pour l’historienne Anne Morelli (ULB), spécialiste des religions, l’artiste contemporain a de toute manière été chassé depuis longtemps du champ du blasphème. « Il est en tout cas très rare aujourd’hui qu’il y ait des réactions violentes du côté catholique  ; c’est beaucoup moins vrai pour le judaïsme ou l’islam. » À son sens, nos sociétés sécularisées auraient néanmoins érigé de nouveaux sacrés qui ne disent pas leur nom. « L’anticolonialisme, l’anticommunisme, le féminisme sont de nouveaux sacrés et c’est une féministe de la première heure qui vous parle. Mais force est de constater qu’aujourd’hui, l’artiste qui s’attaquerait à ces nouveaux sacrés se condamnerait à la mort sociale. » Si l’on s’accorde à penser que l’art tend au dépassement des rapports de domination, à l’extérieur et au-dedans de soi, gageons que ce n’est pas par stricte autocensure qu’il ne prend pas le contre-pied de ces mouvements. En revanche, il y a bien quelque chose d’insupportable dans l’idée que l’artiste doive manifester en permanence son adéquation morale à l’époque – dans une ultime ruse de serpent qui se mord la queue.