Espace de libertés | Mars 2021 (n° 497)

Grand entretien

De quelle manière le visionnage de la pornographie formate-t-il ou déplace-t-il les normes et les sociabilités désirantes ? Le sociologue Florian Vörös interroge la construction des imaginaires sexuels masculins, les injonctions patriarcales et la part féministe qui pourrait émerger de ses recherches.


Dans la lignée des cultural studies, le docteur en sociologie et chercheur à l’Université de Lille qui a précédemment dirigé une Anthologie des porn studies1 s’intéresse au « porno comme révélateur des rapports de domination » et aux réalités socioculturelles spécifiques (plurielles à l’intérieur de chaque catégorie) des hommes hétéros, gays, bis ou trans. Se penchant sur les discours et les pratiques de la masculinité, l’étude pionnière de Florian Vörös prête une attention fine aux violences de genre, de classe, d’ethnie, sachant que ces dernières évoluent, sont complexes, mouvantes et non pas monolithiques2. Dans la construction de soi, de son image, de fantasmes, d’une relation érotique au monde se noue un mélange d’inertie et de mutations, de reproduction des normes et de leur réinvention. Quels sont les effets produits par les images porno sur les spectateurs et les spectatrices qui s’en nourrissent ? Quels sont les regards que jettent les travailleurs et les travailleuses du sexe dont les voix se font de plus en plus entendre au travers de leurs raisonnements, de leurs témoignages, de leurs revendications et de leurs combats ? Réponses au cœur de son dernier ouvrage Désirer comme un homme. Enquête sur les fantasmes et les masculinités.

Pouvez-vous expliciter votre choix d’allier deux dimensions hétérogènes, d’une part, une réflexion sur les fantasmes masculins liés à la vidéo porno, reposant sur une série d’entretiens, et d’autre part, un angle d’inspiration féministe interrogeant les ressorts, les « bougés », les évolutions de la domination masculine ?

Tout a commencé par un mémoire de master 2 dans le cadre duquel j’ai réalisé des entretiens avec des spectateurs et des spectatrices de films porno gays. C’est là que je me suis rendu compte que la masturbation pornographique était une porte d’entrée intéressante pour envisager le rapport des hommes à la virilité à la fois en tant que gestuelle, en tant que sensation et en tant qu’imaginaire. J’ai alors eu envie de comparer les fantasmes porno et les rapports à la domination masculine chez les hommes gays et hétéros. Il se trouve que ce sont surtout des hommes blancs de classe moyenne et supérieure qui ont répondu à mes petites annonces. Cela m’a amené à resserrer mon questionnement sur les hommes en position sociale dominante. Le livre explore le paradoxe selon lequel la virilité sexuelle est à la fois, pour ces hommes, une ressource pour la domination masculine et une part « animale », potentiellement « vulgaire », qui doit être euphémisée pour que cette domination reste légitime.

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Docteur de l’École des hautes études en sciences sociales, le sociologue Florian Vörös s’est spécialisé en « porn studies », champ disciplinaire qui analyse la pornographie comme un objet culturel parmi d’autres. © Square

Une autre caractéristique de votre étude vient du fait que, tout en respectant la méthodologie de l’enquête, vous n’adoptez pas le cadre d’une extériorité du chercheur face à ce dont il traite. L’un des réquisits de vos recherches, c’est de refuser une lecture morale anti-porno qui jugerait ces pratiques, qui les soumettrait au partage du normal et de l’anormal, du politiquement correct et de ce qui s’en excepte.

Étant moi-même amateur de porno, je suis dans cette enquête un homme parmi les autres, guidé par une question de recherche féministe. Le visionnage de porno me sert de porte d’entrée pour décrire comment la domination masculine se noue dans les fantasmes et pour réfléchir aux moyens par lesquels cette domination pourrait se dénouer. Je m’intéresse aux processus par lesquels certaines manières de désirer en viennent à se fixer pour devenir constitutives d’un rapport au monde. Le visionnage de porno ne crée toutefois rien de lui-même. Les fantasmes porno de domination masculine des hommes hétéros opèrent à l’intérieur d’une société qui est organisée autour de la domination masculine. Se focaliser sur les seuls effets du porno, c’est se détourner de la question plus transversale des normes, des hiérarchies et des violences sexuelles dont sont porteurs les désirs sexuels masculins dans une société patriarcale.

Comparant les cultures hétéro et gay, vous arrivez à la conclusion que la construction de la masculinité tend généralement à reproduire les normes, les hiérarchies de genre, mais aussi de classe ou ethniques. Pourquoi la reproduction de stéréotypes, hétéro-normés, mais aussi homo-normés, trans/queer-normés, prévaut-elle sur l’exploration de nouveaux rapports à soi et à l’autre ?

Le livre se focalise sur l’expérience des hommes cisgenres, c’est-à-dire qui ont été assignés au sexe masculin à la naissance. Mes analyses ne valent uniquement pour ce groupe social. L’attrait des hommes cisgenres blancs pour des fantasmes fondés sur des stéréotypes genrés et racialisés (le fantasme hétéro masculin de la disponibilité féminine et le fantasme gay blanc de la virilité arabe sont les deux principaux que j’explore) s’explique en partie par le fait que ces stéréotypes placent le groupe dominant dans une position gratifiante. Si les hommes blancs se tournent vers ces fantasmes, c’est, entre autres, parce qu’ils se trouvent confortés dans une position sociale dominante.

N’est-il pas essentiel de distinguer la domination (de genre, de classe, d’ethnie…) au niveau politique de la domination entendue sous l’angle du psychique, du pulsionnel, du corporel ? La déconstruction de la première s’allie alors à l’agissement, l’activation de la seconde en tant qu’elle nourrit, sous des formes infiniment variées, la vie fantasmatique, désirante des hommes, des femmes, des trans. Comment questionner la complexité de la première sans censurer la seconde ?

D’un point de vue analytique, il est en effet important de distinguer le désir érotique de dominer (ou d’être dominé.e) du désir politique de dominer (ou de contester la domination). Les savoirs et savoir-faire issus des cultures du bondage, du sadomasochisme et de la domination (BDSM) montrent que le premier ne conduit pas mécaniquement au second. Cependant, la vie des hommes hétéros que j’ai rencontrés s’inscrit dans un contexte idéologique et socioculturel bien différent. Ces hommes considèrent pour la plupart la domination masculine dans le domaine de la sexualité comme naturelle. Au-delà de ce seul groupe, l’idée hétéro-patriarcale selon laquelle les hommes seraient naturellement programmés pour dominer les femmes est très profondément ancrée dans notre corps et dans notre psychisme. Les mouvements anti-porno suggèrent de supprimer les images sexuellement explicites en vue de mettre fin à l’érotisation de la domination masculine. Par contraste, l’approche queer dans laquelle je me reconnais propose non pas d’éradiquer les fantasmes de domination – un objectif illusoire –, mais plutôt de les tordre de l’intérieur afin de limiter autant que possible leur potentiel oppressif. Au lieu de faire table rase du passé, cette approche mise sur la reconnaissance de la profondeur historique et psychique de l’enracinement des fantasmes de domination, dans le but de les travailler de l’intérieur, en cherchant des prises et des issues.

Ne faut-il pas se méfier de l’infléchissement de la déconstruction des formes de domination vers des injonctions comportementalistes prescriptives ? On voit actuellement à quel point les appels (ô combien salutaires) aux déconditionnements se referment dans des reconditionnements, des reterritorialisations des désirs, comme le diraient Deleuze et Guattari.

Je ne pense pas que les injonctions envers les femmes et les hommes puissent être abordées dans les mêmes termes. Les femmes font en effet l’objet d’injonctions multiples et contradictoires, qui entravent leurs possibilités de vivre librement leur sexualité. Je ne considère pas que l’on puisse en dire de même pour les hommes hétérosexuels. J’aurais même tendance à penser que l’on devrait être plus exigeant.e.s envers les hommes hétéros, car c’est aussi sous la pression féministe qu’ils peuvent en venir à interroger leur rapport à la virilité et à la violence.

Vous relevez les points de friction entre les discours militants, notamment d’acteurs LGBTQI+, et leurs pratiques désirantes, pornographiques privées. L’apparition d’un tel clivage ré-instaure une division entre sphère publique, militante, et sphère intime. Au rebours des mots d’ordre hégémoniques actuellement, cette division n’est-elle pas salutaire ?

Je ne pose pas le même diagnostic que vous  : le mot d’ordre selon lequel la sexualité serait naturelle me semble encore aujourd’hui hégémonique. Cependant, je vous rejoins sur le fait que la politisation de l’intime, quand elle est portée par des idéaux de pureté militante, peut conduire à des dérives. Je l’ai notamment observé lors de la controverse des années 2000 autour du sexe anal sans préservatif entre hommes. Les gays qui avaient des désirs de pénétration « crue » se sont vus repoussés aux marges de la communauté et ont dû inventer leurs propres sociabilités pour trouver du soutien moral. Je crois qu’il y a un équilibre à établir pour que la sexualité reste un espace de respiration. Je ne pense pas que tout puisse et doive être politisé dans la sexualité.


1 Florian Vörös (dir.), Cultures pornographiques. Anthologie des Porn Studies, Paris, Amsterdam, 2015, 320 p.
2 Si, dans les sociétés patriarcales, la violence s’exerce le plus souvent sur les femmes, cette violence côtoie d’autres formes dont on parle moins, exercées par les femmes sur les hommes, ou, chez les gays et les lesbiennes, par les hommes sur les hommes et par les femmes sur les femmes.