Espace de libertés | Mars 2020 (n° 487)

Engagement violent : une amnésie récurrente


Dossier

Le discours autour des femmes djihadistes en témoigne : monstres ou victimes, elles sont perçues comme une anomalie et un mauvais présage. Si même les femmes s’y mettent, alors où va le monde ? Pourtant, l’engagement violent des femmes est une constante de l’histoire : constante qui transgresse les normes de genre et qu’on préfère par conséquent reléguer aux oubliettes.


« Déni d’antériorité » : le terme a été forgé par la sociologue française Delphine Naudier pour parler des femmes écrivaines, constamment présentées comme envahissant le marché éditorial alors qu’elles y ont toujours eu une place de choix. Il en va différemment de leur reconnaissance et de leur postérité. Dans Penser la violence des femmes1, Coline Cardi et Geneviève Pruvost ont repris ce concept pour l’appliquer aux femmes engagées dans des luttes armées. « La violence féminine apparaît toujours comme hors cadre et inédite. Pourtant, il y avait déjà des femmes engagées chez les nazis, dans les Brigades rouges, à l’extrême droite », commente Alice Jaspart, directrice de recherche au sein du Centre d’accompagnement et de prise en charge de toute personne concernée par les radicalismes et extrémismes violents (Caprev).

La mère, le monstre, la frustrée

La cause comme la conséquence de cette amnésie renouvelée serait le maintien des normes de genre. Pacifiques par nature, éternelles donneuses de vie, les femmes qui prennent les armes ne peuvent se penser que comme une exception et le symptôme d’un monde qui va à vau-l’eau, suscitant comme l’écrivent Cardi et Pruvost « une panique morale ». « À force de la présenter comme quelque chose de nouveau, on condamne la violence au féminin à l’impensable », résume Alice Jaspart. « Au fond, l’objet de recherche “femmes combattantes”, en soi, n’a pas de sens, avance Camille Boutron, autre intervenante du colloque, chercheuse à l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire (Irsem) et spécialiste de la place des femmes au sein des organisations armées, en particulier au Pérou et en Colombie. Pourquoi ne s’interrogerait-on pas sur les masculinités combattantes ? Travailler sur cette question revient en fait à s’interroger sur la manière dont le genre façonne notre compréhension du fait combattant. »

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Le genre préside en premier lieu à la lecture des motivations combattantes. Là où celles-ci sont perçues comme évidemment politiques chez les hommes, elles seraient avant tout intimes chez les femmes. Les archétypes qui circulent dans les médias en témoignent. « La femme combattante, c’est soit le monstre, soit la mère (qui protège les siens, venge son fils), soit la frustrée sexuelle (nymphomane, frigide, lesbienne) », résume Camille Boutron. Or la sphère intime et les pairs déterminent tout aussi bien l’engagement des hommes. « J’aurais même tendance à penser que, dans la mise en œuvre d’opérations violentes, la conviction politique, chez les femmes comme chez les hommes, ne suffit pas, poursuit la chercheuse. Le passage à l’acte est de toute façon accompagné par des liens affectifs, un engagement émotionnel. »

Corps et identité

Déni d’antériorité pour les unes ; déni d’intériorité pour les autres. « Les ressorts de l’engagement violent sont très différents d’une personne à l’autre, mais au sein de Daech comme à l’extrême droite, la question de l’identité semble très présente », analyse pour sa part Alice Jaspart, qui appuie son propos par un film d’animation conçu à partir des accompagnements menés par le Caprev. « Toi, tu es belle, tu es ma fille et ça suffit », répond une mère célibataire à sa fille adolescente qui la questionne sur ses origines musulmanes. « L’absence de transmission de la culture, la honte des origines dans un contexte où le racisme est présent favorisent le désir d’une identification forte et fière, avec une dimension de recherche spirituelle », commente Alice Jaspart. Avec la spécificité que les jeunes filles seraient censées trouver l’essentiel de cette identité à travers leur corps (« Tu es belle »), et que c’est encore à ce corps qu’elles seront résumées une fois engagées dans l’action violente. « Quand on parle des femmes combattantes, on parle systématiquement de leur physique », commente Camille Boutron. « La beauté des combattantes kurdes, les femmes FARC2 qui échangent leurs treillis contre de petites jupes. Mais cela vaut aussi dans le djihad : ces femmes cachent leur corps et pourtant on ne parle que de ça, de ces “fantômes”, de ces silhouettes noires… Dans tous les cas, les femmes sont identifiées par leur corps, comme si elles n’étaient pas des sujets à part entière. »

Si les motivations des hommes et des femmes combattantes semblent se rejoindre, les modes d’entrée dans l’organisation sont en revanche distincts. « Dans la conception patriarcale de nos sociétés contemporaines, l’accès aux armes, qu’on soit dans une organisation clandestine ou dans une armée régulière, est l’apanage des hommes et est pensé comme un privilège », rappelle Camille Boutron. Or un privilège est rarement abandonné par bonté d’âme : il l’est par nécessité ou parce qu’on vous l’arrache. Quand les femmes intègrent des luttes armées, c’est donc en général parce qu’il faut grossir les rangs. Des organisations comme Daech adoptent à cet égard une communication très genrée, de la même façon que le discours est adapté au pays de destination. « Quand il s’adresse aux femmes, Daech met l’accent sur la question du voile, autour de l’idée qu’elles sont victimes de discriminations en Occident. Quand on s’adresse aux hommes, on parlera des relations sexuelles qu’on peut obtenir, de l’esclavagisme sexuel », note Alice Jaspart.

L’impossible bénéfice

Dans bien des cas, les enjeux liés à la place des femmes dans la société se dilueront pourtant dans le projet final : ce n’était qu’une promesse. Au Pérou, le Sentier lumineux, organisation communiste fondée par une bande d’universitaires, s’est revendiqué très féministe dès ses débuts, dans les années 1970. « Mais finalement, au moment où la guerre a éclaté dans les années 1980, cette organisation a assez peu concrétisé ce qu’elle avait mis en place au niveau idéologique sur le féminisme », commente Camille Boutron. « De toute manière, dans une organisation presque sectaire, avec une exigence de soumission au chef, il n’y a pas de place pour les féministes. »

Les organisations combattantes ont ceci de particulier que tout en reproduisant le fonctionnement – et notamment la division genrée du travail – des sociétés où elles émergent, elles se veulent également disruptives par rapport à cette organisation. « Du coup, il y a des tensions, des contradictions », note Camille Boutron. Ainsi chez les FARC, en Colombie, où l’on pouvait voir les hommes passer le balai et faire de la couture, mais qui ont eu bien du mal à intégrer les revendications féministes dans la dialectique révolutionnaire. « Au moment des accords de paix, les FARC sont en revanche devenues très féministes, à la fois par opportunisme et à cause du réveil de certaines combattantes. »

Dans la plupart des cas, la fin des conflits marque pourtant un retour exacerbé aux valeurs traditionnelles. « La période du conflit correspond à une situation limite : à la fois difficilement supportable et où l’on passe une frontière, où l’on fait des choses qui n’étaient pas pensables avant, en bien ou en mal. La division traditionnelle du travail est remise en cause. Mais regardons ce qui s’est passé après la Seconde Guerre mondiale : on a gentiment dit aux femmes américaines de rentrer chez elles et on leur a fourni de l’électroménager. Le capitalisme sauvage d’après-guerre a contribué à ramener les femmes à la maison et à en faire de bonnes mères. Car après un conflit, il faut aussi repeupler. C’est donc quand même mieux que les femmes ne partent pas à l’aventure… » Dès la sortie de crise, les rôles « hors cadre » expérimentés par les femmes semblent condamnés au refoulement, comme si leur intégration à un nouvel ordre social demeurait impossible. Jusqu’au prochain conflit, jusqu’aux prochaines femmes qui prendront les armes.


1 Coline Cardi et Geneviève Pruvost, Penser la violence des femmes, Paris, La Découverte, 2012.
2 Forces armées révolutionnaires de Colombie.