Espace de libertés | Février 2020 (n° 486)

Europe-Cambodge : le bras de fer s’intensifie


International

L’Union européenne menace de mettre fin aux privilèges commerciaux dont bénéficie Phnom Penh si les droits humains continuent à être bafoués. Les enjeux sont importants de part et d’autre.


Il a été beaucoup question de Sam Rainsy dans la presse internationale en novembre, moment où l’opposant cambodgien s’est vu interdire l’accès au vol qui aurait dû l’emmener de Malaisie en Indonésie, pays d’où il comptait gagner le Cambodge. Le retour si souvent claironné de Sam Rainsy, l’homme qui déclara la guerre à la corruption et accusa l’omnipotent Premier ministre Hun Sen de meurtre sur la personne d’un syndicaliste, s’est ainsi arrêté à Kuala Lumpur. Momentanément ou non ? Nul n’a la réponse.

Depuis 2015, Sam Rainsy vivait en exil en France, l’ancienne puissance coloniale. Après une série d’annonces restées lettre morte, il a cherché à rentrer au Cambodge le 9 novembre dernier pour la fête de l’indépendance, au risque d’être condamné à trente ans de prison. Il voulait ainsi « restaurer la démocratie », arracher le pays khmer à la « dérive autoritaire » de Hun Sen. Le Cambodge demeure en effet aux mains d’un seul homme et de son parti. Au pouvoir depuis 1985, le tout-puissant Hun Sen a profité des législatives de 2018 pour donner au Parti du peuple cambodgien (PPC) l’intégralité des sièges au Parlement. Dans ce contexte, Sam Rainsy, qui a cofondé autrefois le Parti du salut national du Cambodge (PSNC), reste persona non grata. Le PSNC a été dissous par la Cour suprême en novembre 2017.

Un momentum favorable à l’opposition

Ce bras de fer a été amplement médiatisé. Sur Twitter, Sam Rainsy avait d’emblée affiché son projet : il devait prendre un vol Paris-Bangkok le 7 novembre, puis gagner Poipet, non loin de la frontière entre la Thaïlande et le Cambodge. Il espérait y rallier des « millions de sympathisants ». Mais la Thaïlande a immédiatement mis son veto, barrant à son tour le retour de l’opposant au pays. Cette mise au ban n’atteint pas que Sam Rainsy. Auparavant, Mu Sochua, la vice-présidente du PSNC, s’était déjà vu refuser un visa d’entrée en Thaïlande pour « raisons de sécurité ». Quant à Kem Sokha, le principal allié de Rainsy, il sera jugé pour trahison et conspiration avec des puissances étrangères en vue de renverser le gouvernement…

Cette agitation n’a rien d’un hasard. Depuis la réélection controversée du Premier ministre Hun Sen en 2018, le Cambodge vit sous l’épée de Damoclès européenne. L’UE menace en effet de lui enlever les avantages du programme commercial Everything but arms (« Tout sauf les armes ») qui permet au pays d’exporter ses produits sans taxes ni quotas vers les Vingt-Huit. Une telle décision serait désastreuse pour le Cambodge qui fait face à la concurrence industrielle sans merci des pays proches, dont le Viêtnam, l’Inde et le Bangladesh.

Cambodia's Prime Minister and president of the Cambodian People's Party (CPP) Hun Sen addresses supporters during a ceremony marking the 41st anniversary of the fall of the Khmer Rouge regime in Phnom Penh on January 7, 2020. (Photo by TANG CHHIN Sothy / AFP)

Pour le Cambodge, l’argent européen ne peut être négligé. Il représente l’occasion de sortir le pays de la misère, d’accéder à une certaine forme de modernité. Le Premier ministre Hun Sen vit sous l’épée de Damoclès . ©  Tang Chhin Sothy/AFP

En principe, une décision de l’UE est attendue dans les mois qui viennent. C’est précisément ce momentum que cherche à exploiter Sam Rainsy. La pression politique et économique de l’UE, espère-t-il, forcera Phnom Penh à ouvrir le jeu. « Je veux déverrouiller ce qui est verrouillé. Le Cambodge n’appartient pas à Hun Sen et à sa famille », a-t-il déclaré au quotidien français La Croix. Celui qui fut ministre des Finances au début des années 1990 voudrait être le « catalyseur » d’un soulèvement « non violent », à l’image du mouvement de protestation qui a renversé le président algérien Abdelaziz Bouteflika. À 70 ans, Sam Rainsy veut incarner l’avenir du pays. Il dit espérer « un réveil des consciences », notamment celles des militaires à qui il a promis une rente contre leur défection.

Ce projet a toutefois tourné court. À peine Sam Rainsy s’était-il exprimé que des dizaines de ses sympathisants étaient arrêtés et interrogés. Amnesty International s’est fait l’écho de ces intimidations. Quant aux pays membres de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), ils ont été priés par Phnom Penh de barrer la route aux « rebelles ». Des soldats ont été déployés le long de la frontière thaïlandaise, faisant grimper la tension.

Nouvelle détérioration des droits civils et politiques

La décision de l’UE sur l’accord Everything but arms aura des conséquences durables. À Phnom Penh, les esprits s’échauffent. Selon The Khmer Times, l’UE a bien soumis au gouvernement Hun Sen un rapport préliminaire partiellement négatif auquel il a été invité à apporter ses commentaires. Selon certaines sources, ce document note une nouvelle détérioration des droits civils et politiques, des progrès tangibles étant toutefois constatés en matière de droits fonciers et de travail. Mais c’est malgré tout insuffisant pour l’UE, qui envisagerait de suspendre l’accord Everything but arms. Une tuile pour Phnom Penh. En 2018, cette initiative a permis à des biens cambodgiens d’une valeur de 5,8 milliards de dollars américains d’être exportés vers le plus grand ensemble commercial du monde. L’UE représente 17,3 % de l’ensemble des échanges du Cambodge, se classant deuxième derrière la Chine (23,8 %).

L’UE devrait prendre une décision d’ici à février et décider (ou non) de retirer les privilèges commerciaux concédés au Cambodge. Une perte du statut Everything but arms pourrait coûter au pays 654 millions de dollars par an et mettre en péril les emplois des 700 000 Cambodgiens travaillant dans le secteur de la confection, de la chaussure et du textile. En réponse, Phnom Penh s’est lancé dans une véritable course contre la montre pour tenter de garder le précieux accord européen. Plus de septante opposants politiques ont été libérés sous caution. L’assignation à résidence de l’opposant Kem Sokha a été levée. Mais le retour du chef de l’opposition auto-exilé Sam Rainsy, lui, est encore loin d’être acquis.

Situation schizophrénique

Dans ce dossier, l’Europe et le Cambodge se retrouvent dans une situation classiquement schizophrénique. Pour la première, il importe de rester ferme sur les droits humains sans décourager le Cambodge. D’autant que des avancées notables ont été enregistrées dans le secteur dit « formel » qui regroupe les entreprises versées dans la chaussure et le vêtement (salaire minimum, congé de maternité, accès aux soins de santé, etc.). Il faut aussi éviter de pousser le pays dans les bras d’autres puissances, à commencer par la Chine. Pour le Cambodge, l’argent européen ne peut être négligé. Il représente l’occasion de sortir le pays de la misère, d’accéder à une certaine forme de modernité.

« Des droits sociaux ont été en partie obtenus à la suite des grandes manifestations de 2013-2014, qui ont fait plusieurs morts dans les rangs ouvriers. Mais il reste beaucoup de chemin à parcourir, selon le syndicat Ccawdu, qui aligne ses revendications : indemnité pour le lait en poudre des nouveau-nés, jours de congé revus à la hausse, repas payés lors des heures supplémentaires, etc. », écrivait en novembre Le Soir au terme d’un reportage sur place. Il n’empêche qu’un Cambodgien sur trois vit toujours sous le seuil de pauvreté, avec moins d’un dollar par jour, et que 37 % des enfants de moins de 5 ans souffrent de malnutrition.

Les mois qui viennent seront cruciaux. Chacun se prépare à mettre de l’eau dans son vin pour éviter un pourrissement des relations entre l’Europe et le Cambodge. Le procès de Kem Sokha pourrait être suivi d’un geste clément de Hun Sen, estiment certains analystes. L’incontournable Premier ministre demanderait au roi Norodom Sihamoni d’accorder une grâce royale à Kem Sokha afin de répondre aux critiques des pays occidentaux.

Inutile d’ajouter que l’Europe n’a aucun intérêt à abandonner le Cambodge à son sort. Non seulement elle en a besoin pour alimenter son commerce de masse, mais il lui faut aussi parier sur ce pays extraordinairement jeune (60 % des Cambodgiens ont moins de 25 ans), au cœur du Sud-Est asiatique. Enfin, le Cambodge représente un enjeu environnemental de taille pour la planète. Il compte parmi les pays les plus touchés par le réchauffement climatique. Ses cultures sont appauvries par l’abus de pesticides. Les experts estiment que le déboisement a détruit quelque 85 % de ses forêts. Cette bombe à retardement écologique peut encore être désamorcée, pourvu que les démineurs puissent s’entendre.