Le début d’une nouvelle législature dans l’Union européenne (UE) est propice à la prospective. Réputée être une machine à politique publique régie par les intérêts nationaux, la loi du marché et le droit, l’UE n’en est pas moins confrontée à des enjeux de valeurs, et notamment aux religions. Plusieurs éléments suggèrent que cette dimension religieuse ne va pas s’estomper.
L’environnement international, les problèmes se posant à l’action publique communautaire, la composition du Parlement européen issu des élections de 2019 et les avatars domestiques des États membres sont autant de paramètres à prendre en compte lorsque l’on s’interroge sur l’influence des religions et du sécularisme sur les affaires étrangères européennes.
L’environnement international, tout d’abord, témoigne d’un affaiblissement – temporaire ? – des réseaux terroristes organisés au nom de l’islam qui ont frappé l’Europe de manière répétitive. Les flux migratoires ayant mis la cohésion européenne à l’épreuve, et déchiffrés par certaines forces politiques à travers un prisme culturel et confessionnel (et notamment le fantasme du « grand remplacement »), se sont réduits. La dimension religieuse reste notamment latente ou explicite dans des crises internationales ouvertes dans un voisinage immédiat (Iran, Moyen-Orient). Elle est bien présente aussi dans les défis au modèle démocratique posés par des régimes populistes (Brésil) ou autoritaires (Russie, Turquie) instrumentalisant le spirituel, voire chez des partenaires économiques et politiques chez qui elle joue un rôle perturbateur (États-Unis, Corée du Sud). L’UE rencontrera donc toujours la difficulté de devoir traiter de cette variable religieuse dans sa politique extérieure. Le départ du Royaume-Uni la prive d’un acteur géopolitique dont l’expertise avait largement contribué à façonner la position européenne dans les affaires globales. Il conviendra de voir si le Service européen d’action extérieure post-Brexit, sous l’égide de Josep Borrell, poursuit l’institutionnalisation de sa diplomatie en matière de liberté religieuse.
La dimension religieuse occupe une place prépondérante dans les dissensions entre États européens. © Parlement européen
Des enjeux étroitement imbriqués
L’agenda d’action publique de l’UE comporte encore des dossiers à forte connotation religieuse, à commencer par la lutte antiterroriste. Dans la stratégie européenne de contre-radicalisation, dès la dissipation de l’urgence post-attentats, une propension a ressurgi à externaliser le problème en refoulant la menace du home-grown terrorism au profit de celle de ses racines étrangères par le biais des réseaux salafistes et d’Internet. D’autres enjeux sont portés par des dynamiques sociétales également influencées par des tendances extra-européennes. L’impératif environnemental dans la lutte contre le réchauffement climatique, les transports ou l’énergie suscitent des mobilisations écologistes qui dialoguent avec certains courants théologiques du christianisme. Les sujets moraux liés à la sexualité, à la procréation, au genre, aux discriminations, à l’éthique de la recherche scientifique ou à la marchandisation du corps humain constituent autant de pommes de discorde avivant les différences culturelles et confessionnelles entre les sociétés européennes et en leur sein. Comme lors des législatures précédentes, et peut-être davantage encore, ces sujets seront l’objet de joutes politiques au Parlement européen ou judiciaires devant la Cour de justice et de batailles de groupes d’intérêt et de think tanks. Comme par le passé, la référence religieuse n’y interviendra que de manière sous-jacente ou indirecte (par exemple, à propos du financement de la recherche scientifique ou des divergences entre droits nationaux sur l’adoption ou la gestation au profit des couples de même sexe), l’UE n’ayant pas de compétence directe en la matière.
Non-décision et questions qui fâchent
La conflictualisation de ces enjeux normatifs à dimension religieuse trouvera dans le nouveau Parlement européen une chambre d’écho dont il est encore malaisé de mesurer la résonance. L’assemblée est composée majoritairement de nouveaux venus encore étrangers au jeu complexe des compromis interculturels nécessaires à la construction de coalitions. La présence des extrêmes y est forte et peut favoriser la multiplication de prises de position tribunitiennes défendant des identités religieuses exclusives et des valeurs traditionalistes. L’expérience suggère cependant que ces extrêmes peinent à former des alliances et à influencer la prise de décision, mais peuvent par contre renforcer la non-décision et la délégation des « questions qui fâchent » aux États membres et à la société civile au nom de la subsidiarité. D’ores et déjà, les institutions européennes ont mis en place des initiatives visant à accentuer la défense de certains droits fondamentaux qu’elles estiment menacés, comme l’accès à l’interruption volontaire de grossesse.
Ce qui se passe au niveau européen est indissociable des politiques nationales. Les tensions entre l’UE et certains de ses États membres mettent directement en cause le religieux.
Ce qui se passe au niveau européen est indissociable des politiques nationales. Les tensions entre l’UE et certains de ses États membres (Pologne, Hongrie) varient en intensité mais ne se résoudront pas, même en cas de changement de majorité dans l’un ou l’autre pays. Elles mettent directement en cause le religieux, par exemple dans le cas hongrois, à travers le statut des Églises ou l’offensive de Viktor Orbán sur l’héritage démocrate-chrétien du Parti populaire européen par sa promotion d’une identité chrétienne de l’Europe. D’autres protagonistes à tendance populiste ouvrent des fronts anti-islam et se font les avocats d’un christianisme culturel excluant ceux qui n’en participent pas (Vox en Espagne, Lega en Italie). En réponse, des mouvements libéraux (parfois religieux) et séculiers entendent faire barrage à ce qu’ils considèrent comme une remise en cause des idéaux européens enracinés dans les droits fondamentaux. Il en résulte parfois des résurgences sécularistes aboutissant à la stigmatisation de minorités confessionnelles ou à des controverses sur le statut et le sens de la laïcité, comme en Belgique ou en France. L’UE est vouée à jouer le miroir grossissant de ces querelles nationales tout en les connectant les unes en autres, ce qui peut à la fois accentuer leur âpreté par la peur de l’aliénation et souligner leur relativisme au vu des expériences des voisins européens.