L’utilisation de l’IA, de la robotisation, de l’automatisation provoque un malaise chez de nombreux travailleurs, car l’IA est un des facteurs qui pourraient influencer la sécurité d’emploi. Avec quel impact sur notre économie et la création de richesses ?
Toutes les époques, du moins depuis le xixe siècle, aussi bien dans les périodes de croissance économique que de récession, ont été décrites en termes de crise, de déshumanisation, de fin des idéologies. Mais les crises actuelles sont liées aux contradictions de notre système économique, d’une politique qui continue à prôner une croissance économique illusoire, d’un capitalisme qui veut imposer dans l’économie du marché toutes les activités humaines comme activités marchandes et privilégier l’intérêt privé tant sur le plan social qu’écologique.
Dans ce cadre, il s’agit aussi de prendre position concernant l’influence de l’IA sur l’emploi dans cette société néolibérale. En fait, depuis l’invention des ordinateurs, on avait prédit qu’ils pourraient égaler les humains en intelligence, et donc en capacité d’apprendre et de traiter des informations complexes. On prédisait aussi qu’ils influenceraient le marché du travail. Néanmoins, si l’IA peut faire mieux et plus vite que l’être humain, elle reste l’action de la puissance intellectuelle humaine. Dans certains domaines, l’IA peut être plus efficace que l’être humain ; cependant, elle n’obéit qu’à des ordres donnés par des humains. En fait, le risque lié à un robot dépend de l’usage que l’être humain en fera.
L’apprentissage de l’IA (deep learning ou machine learning) simule des connexions neuronales humaines à l’aide d’algorithmes et permet à l’IA d’apprendre par elle-même. En fait, le deep learning a connu un essor assez récemment, car les algorithmes sur lesquels il est basé ne sont pas nouveaux, ils existaient depuis une trentaine d’années. En effet, dès les années 1970, on savait comment construire des couches de neurones virtuels et comment les entraîner grâce à l’algorithme de rétropropagation d’erreur. Ce qui manquait, c’était la puissance de calcul, apparue avec l’augmentation de la capacité des processeurs vers les années 2005. Un autre changement majeur fut l’apparition d’Internet qui, avec le big data, a rendu disponibles les masses de données nécessaires à cet apprentissage.
Conséquences sur l’emploi
Les prévisions sont considérées soit comme bénéfiques, soit comme catastrophiques. Quels sont les risques de l’IA dans le secteur de l’emploi ? Pour Jeremy Rifkin1, la fin du travail serait inéluctable et, pour les actionnaires, un critère de bonne gestion est la réduction de l’emploi. En fait, depuis des décennies, on supprime déjà des centaines emplois liés au traitement de données : du manuel on est passé à l’automatisation. Le « tout au numérique » est déjà largement présent dans les banques, et la robotisation dans de nombreuses entreprises. Il faudrait cependant distinguer emplois et tâches : de nombreuses tâches répétitives disparaîtront, mais cela n’implique pas nécessairement la disparition de l’emploi.
Si, jusqu’à présent, l’IA ou le robot ont remplacé l’être humain dans des tâches physiques ou répétitives, dans le futur, des métiers impliquant des capacités cognitives pourraient également être touchés. Combien d’emplois seraient concernés ? C’est difficile à évaluer : cela va de 14 % pour une étude de l’OCDE2 à 47 % pour une étude de l’Université d’Oxford3. Le rapport du mathématicien et député français Cédric Villani4 en 2018 est bien étayé : il estime que 10 % des emplois seraient menacés, mais que 50 % seraient largement automatisés. Villani reste optimiste puisque « l’automatisation des tâches et des métiers peut constituer une chance historique de désautomatisation du travail humain ». L’assistanat de certains métiers par l’IA pourrait rendre ces métiers plus valorisants. Cet optimisme est cependant lié à ce que les personnes actives soient prêtes à apprendre un nouveau langage, celui de l’informatique.
Les métiers concernés
Les premiers métiers concernés sont ceux qui requièrent des tâches manuelles répétitives : les caissières de supermarché remplacées par des bornes automatiques, voire supprimées dans les magasins sans caisses, les agents bancaires remplacés par ces mêmes dispositifs, les ouvriers de manutention, les agents d’entretien, les démineurs, les chauffeurs… Il s’agit donc ici des secteurs où le travailleur doit agir comme un robot et où son remplacement par des machines sans rémunération fixe peut engendrer une augmentation de rentabilité.
L’IA implique des modifications de tâches comme celles du recrutement par des services de ressources humaines, l’assistance de recherches bibliographiques pour des avocats et des médecins, l’aide au diagnostic médical. En revanche, on voit difficilement un robot ou une machine remplacer un homme ou une femme dont le métier repose sur l’empathie ou la création comme dans l’enseignement, l’art, la musique… De nouveaux métiers ont déjà fait leur apparition tels les programmeurs, les data scientists. D’autres métiers sont encore à inventer et sont donc peu prévisibles. Ainsi, 65 % des métiers de 2030 n’existent pas encore selon un rapport du Forum économique de Davos5. Encore faudrait-il que ces emplois aient du sens.
Dans tous ces exemples, les impacts doivent être évalués en termes de collaboration entre l’IA et les personnes actives. Il nous faut utiliser (et optimaliser) les qualités humaines de raisonnement, de créativité, de travail en équipe, mais aussi la puissance de traitement des données et la rapidité de ce traitement. Une telle analyse globale doit permettre d’évaluer si la perte d’un collaborateur n’est pas une perte de connaissance et d’expériences indispensables.
Le cas du médecin
Prenons plus en détail la percée de l’IA dans la relation médecin-patient – il est temps de comprendre que cela ne relève plus de la science-fiction, mais d’un futur proche. L’IA permet d’éviter les erreurs de diagnostic, d’améliorer les choix thérapeutiques et favorise un partage interdisciplinaire et une collaboration des médecins avec des mathématiciens, des physiciens, des biologistes, des généticiens, des bio-informaticiens… Il ne s’agit naturellement pas de supprimer le médecin, mais de mieux l’outiller pour prévenir, analyser, diagnostiquer, effectuer des choix thérapeutiques. Les experts de la santé devront être bicéphales, couplant la connaissance médicale à l’IA. Un enjeu majeur sera de former des profils à double (multiple) compétence : la médecine bien entendu, mais aussi les analyses moléculaires et génétiques, ainsi que celles du big data. Les professions médicales devront s’adapter, intégrer de façon continue ces nouvelles techniques, leurs conséquences et leurs limites dans leur enseignement… Il faudra, encore plus qu’aujourd’hui, apprendre à apprendre.
Compléter, pas remplacer
La clé devrait être une collaboration maîtrisée entre l’être humain et la machine. Remplacer l’être humain par un robot ou un algorithme serait une erreur, car on se couperait ainsi d’une source d’innovation. De nombreuses études montrent que les entreprises misant uniquement sur l’IA ont des résultats de loin inférieurs à celles misant sur une collaboration entre individus et IA. Même Elon Musk, fondateur des sociétés SpaceX, Tesla et Neuralink, a déclaré que « l’automatisation excessive de Tesla fut une erreur. On a sous-estimé le facteur humain ». D’autre part, l’IA doit être encadrée par le politique, car si l’IA influence le monde du travail, rend le travail plus efficace, elle crée aussi de la richesse. Mais comment partager cette richesse ? Comment pouvoir influencer les GAFAM, qui monopolisent pratiquement cette IA ? Comment protéger le droit des travailleurs ? Comment l’IA pourrait-elle améliorer l’environnement de travail ?
Notre société est emportée dans une mutation, une sorte de révolution techno-scientifique et politique. Il nous faut donc tenir compte de ces changements et adapter nos valeurs à cette nouvelle situation. Si le progrès de l’humanité a du sens pour nous, laïques, c’est précisément dans cette période de mutations sociétales qu’il nous faut rester attentifs à nos valeurs, à la liberté et à la démocratie, idéaux toujours inachevés. « L’idée que les robots puissent faire le boulot qui nous embête et nous permettent de nous consacrer à la culture, à l’amour, aux arts, c’est merveilleux ! »6 Et si Edgar Morin disait vrai ?
1 Jeremy Rifkin, La Fin du travail, Paris, La Découverte, 2006, 532 p.
2 « OECD Employment Outlook 2019 : The future of work », mis en ligne sur www.oecd.org.
3 Carl Benedikt Frey et Michael Osborne, « The future of employment : how susceptible are jobs to computerisation ? », 2013.
4 « Stratégie nationale de recherche en intelligence artificielle », mis en ligne sur www.enseignementsup-recherche.gouv.fr.
5 « The future of jobs », mis en ligne sur www.weforum.org, le 18 janvier 2016.
6 Edgar Morin, L’Identité humaine, Paris, éditions du Seuil, 2001, 288 p.