La santé et les soins seront l’enjeu politique central de ce siècle, comme le travail et le salariat ont été celui du précédent. La crise sanitaire du Covid-19 en apporte la preuve éclatante, montrant toute l’actualité d’une institution nécrosée par des décennies de néolibéralisme. Il est urgent de redécouvrir et de repenser l’État social1.
Il faut bien comprendre ce qu’est l’État social : une institution authentiquement politique, construite autour de trois piliers, soit la Sécurité sociale et ses branches emblématiques (santé, chômage, retraites), les services publics, qui donnent accès à tout ce qui est nécessaire au bien-être et à l’émancipation des individus – éducation, mais aussi culture, transports, énergie, communication – et, enfin, le droit du travail garant de statuts et de protections pour le travailleur. Cette institution est activée par trois leviers : la régulation « keynésienne » de la monnaie et de l’investissement ; la redistribution, au moyen des cotisations et de l’impôt progressif ; et la concertation sociale, dont le cœur est la gestion paritaire de la sécurité sociale. La visée politique de l’État social est la démarchandisation des supports d’existence qui conditionnent l’émancipation des individus. Dans un pays comme la Belgique, 40 % du PIB a ainsi été directement ou indirectement socialisé, arraché à la pure captation « privative » des marchés – si l’on additionne les dépenses affectées à la santé (10 % du PIB), aux retraites (12 %), à l’éducation (8 %), aux aides sociales (5 %) et aux autres services publics (5 %). En ce sens, l’État social est bel et bien une institution anticapitaliste qui, au sein même de la société capitaliste, substitue aux impératifs du marché l’exercice d’une authentique citoyenneté sociale. Tel est le Pacte social.
Dans les années 1980, la « contre-révolution » néolibérale a entrepris le démantèlement systématique de ce Pacte. Une opération en deux temps. Lors d’une première phase, dans les décennies 1990-2000, le néolibéralisme s’attaque aux deux piliers « périphériques » de l’État social : les services publics, qui furent massivement privatisés, et le droit du travail, qui fut dérégulé, mais en préservant encore, par souci de légitimité, son pilier central : la Sécu. C’est ce « compromis » qui a permis aux partis socialistes et sociaux-démocrates de conserver un rôle politique important durant cette période. La seconde phase s’ouvre avec la crise de la dette de 2008, que le néolibéralisme a lui-même provoquée. Au lieu de décélérer, il se lance dans une fuite en avant destructrice, en s’attaquant désormais au cœur de l’État social : la Sécurité sociale.
Une fuite en avant mortifère
Voyez le gouvernement Michel (2014-2019). Il l’a définancée en réduisant les cotisations sociales (tax shift), et il l’a dénaturée en méprisant la concertation sociale. Il s’est lancé dans une cynique chasse aux chômeurs et dans une réforme des pensions autoritaire et bâclée. Mais ce sont les soins de santé qui ont été le plus touchés. La mesure la plus irresponsable est d’avoir fixé la norme de croissance des soins de santé à 1,5 % par an, alors qu’elle se situe réellement autour de 3 %. Un déni de réalité. Résultat : des centaines de millions d’euros d’économies directes sur les patients, un déconventionnement massif des prestataires, une explosion des suppléments d’honoraires, un cadeau de 800 millions d’euros à l’industrie pharmaceutique, etc. Conséquence : des « blouses blanches » sous tension, une accessibilité aux soins fragilisée. Et un budget de la Sécu à la dérive : 9 milliards d’euros à l’horizon 2024 !
Cette fuite en avant néolibérale ne peut se poursuivre qu’avec le relais de dispositifs sécuritaires et identitaires qui mettent à mal la démocratie et l’État de droit. C’est tout le sens de l’attelage qui a uni libéraux et nationalistes : se débarrasser du fardeau de la solidarité et ériger une forteresse contre les « autres ». Deux faces d’une même médaille.
Les sphères « conditionnantes » en avant-plan
La crise du Covid-19 mettra-t-elle un terme à ce processus de « décivilisation », de dégradation des « relations conditionnantes » qui rendent possibles toute dignité et toute émancipation, et dont l’État social est le garant ? C’est toute la question.
Le modèle philosophique permettant de conceptualiser le plus clairement cet enjeu est, à mon estime, celui de la philosophe américaine Nancy Fraser2. Les forces démocratiques, selon elle, sont engagées dans une série de « luttes-frontière » contre le capitalisme, qu’elle définit comme un « ordre social institutionnalisé » où la sphère économique, soumise à la logique marchande, repose sur trois sphères conditionnantes d’ »arrière-fond » de nature non économique : la sphère de la « reproduction sociale » (éducation, santé, etc.), la sphère de la « nature » (climat, environnement, etc.) et la sphère du « politique » (État, services publics, etc.). Ces sphères répondent chacune à des logiques normatives non marchandes de soin, d’affectivité, de beauté de la nature, de solidarité entre générations, de démocratie, de droits humains, d’intérêt général, etc. – logiques normatives étrangères et mêmes opposées aux critères de productivité et de rentabilité qui caractérisent « l’esprit du capitalisme ». Entre ces sphères conditionnantes et la sphère marchande, il y a donc conflit qui se traduit par une série de « luttes-frontière » (boundary struggles) : luttes féministes autour du soin (care), luttes écologiques pour la préservation de la nature, luttes démocratiques pour la défense de l’état de droit.
Les enjeux de civilisation les plus cruciaux aujourd’hui concernent, en effet, non plus tant l’exploitation de la force de travail que la destruction de nos environnements affectifs, naturels et citoyens. Or, qu’est-ce que l’État social, sinon une institution vouée à l’entretien de ces sphères conditionnantes de toute civilisation ?
Il ne s’agit évidemment pas de « revenir » au Pacte de 1944, mais d’en retrouver l’esprit initial pour lui assigner un nouvel objectif (la protection sociale dans la soutenabilité écologique), et pour dépasser ses limites structurelles en matière de genre (le travail du care accompli par les femmes est souvent non ou mal payé) et de race (les migrants et les diasporas immigrées subissent plus que d’autres les processus de destruction). L’État social est le socle sur lequel relever ce triple défi civilisationnel de l’écologie, du care (soin) et des identités, dont l’enjeu commun est l’entretien des relations conditionnantes qui rendent possible toute émancipation.
Un momentum pour le futur choix de société
C’est pourquoi il faut bien prendre conscience de la bifurcation historique qui est devant nous. Soit l’ »union nationale » du gouvernement Wilmès ii autour de l’État social n’est qu’une parenthèse, et la fuite en avant néolibérale reprendra de plus belle et s’aggravera encore (avec son corollaire inévitable en Belgique : la désintégration du pays souhaitée par le nationalisme flamand). Soit l’État social est restauré et réactualisé pour affronter les « vrais » défis qui sont les nôtres : la réduction des inégalités, la transition climatique, le défi des migrations et des diasporas postcoloniales, l’égalité femme-homme…
Restaurer et réactualiser l’État social ne se fera pas sans fixer trois « lignes rouges » politiques très concrètes : sanctuariser les soins de santé, donc leur financement, sur base d’une norme de croissance de 3 %, et en garantir l’accessibilité à tous ; promouvoir une économie mixte où l’État et les services publics retrouvent toute leur fonction stratégique, à côté des acteurs lucratifs mais aussi des acteurs de l’économie sociale et solidaire ; entamer une réforme fiscale structurelle qui met réellement à contribution le capital (revenus et stocks) et les bénéfices des sociétés.
Sans ces lignes rouges, la solidarité citoyenne se noiera, comme d’autres fois par le passé, dans les eaux glacées du calcul égoïste. Mais cela risque d’être la fois de trop…
1 Édouard Delruelle, Philosophie de l’État social. Civilité et dissensus au xxie siècle, Paris, Kimé, 2020, 351 p.
2 Nancy Fraser et Rahel Jaeggi, Capitalism. A Conversation in Critical Theory, Cambridge, Polity, 2018.