Espace de libertés | Mars 2020 (n° 487)

Série « Décolonisation du regard » – Quoi, ma peau ? – Rencontre avec Isabelle Boni-Claverie


Grand entretien

Réalisatrice, scénariste et écrivaine française, auteure de « Trop noire pour être française ? », Isabelle Boni-Claverie dénonce la sous-représentation des personnes noires au sein de la sphère artistique. Elle tance aussi cette exigence de régulièrement justifier sa nationalité, à cause de sa couleur de peau, mais aussi les assignations identitaires. Femme à la parole libre, elle nous livre une entrevue sans langue de bois.


Votre histoire familiale est assez unique, puisque votre grand-père, noir, épouse une femme blanche, à une époque où ce type de pratique n’était pas courant, ni accepté. Pourriez-vous nous relater ce que vous savez de cette relation jugée hors norme dans les années 1930 ?

Je pense que le destin de mes grands-parents a fondé une mythologie familiale. Toute jeune, j’ai été consciente que le parcours de mon grand-père avait quelque chose d’exceptionnel, de même que le couple que ma grand-mère et lui avaient formé pour l’époque était hors norme. Ils se sont mariés en 1937. À l’époque, il y avait peut-être 5 000 Africains en France, pas plus. Et effectivement, ma grand-mère était la première femme de sa petite ville de province à épouser un Noir, et surtout, elle a tout quitté pour partir avec lui en Afrique où ils ont passé l’essentiel de leur vie. C’était l’époque de la société coloniale, donc d’une société extrêmement raciste et fondée sur des distinctions de races. Leur couple brouillait en fait les cartes.

Quelle fut finalement la réalité sociale la plus difficile à vivre pour eux ? En Afrique, lorsqu’ils y ont émigré ou dans la société française ?

C’était plus difficile en Afrique. Parce qu’en France, il y avait très peu d’Africains. L’ordre colonial était fondé sur la race, donc votre statut dépendait effectivement de la race à laquelle on vous affectait. C’était une société extrêmement violente, en tout cas sur le plan racial. Vous n’aviez pas les mêmes droits si vous étiez un indigène ou un citoyen français. Il y avait le Code de l’indigénat pour les Africains et la loi française pour les citoyens français ou assimilés. Le couple de mes grands-parents brouillait ces distinctions. Lui, c’était donc un homme noir, un Africain qui normalement aurait dû être du côté des soumis, des indigènes, et qui en fait détenait le pouvoir, puisqu’il représentait le pouvoir judiciaire dans toutes les colonies où il a été affecté. Et elle, c’était une femme blanche qui avait épousé un Africain et qui avait des enfants métis. Or, à l’époque, ceux qui avaient des enfants métis, c’étaient des colons avec des femmes africaines qu’ils prenaient comme épouses temporaires pendant le temps de leur affectation avant de repartir en métropole et de laisser les enfants dans des orphelinats. Leur situation effectivement très atypique était bien perçue par certains, mais souvent très mal par des Français qui, d’une certaine façon, accusaient ma grand-mère d’avoir trahi les siens.

Vous racontez que c’est à l’âge de 6 ans que vous vous êtes rendu compte de la couleur de votre peau. Vous n’y pensiez pas auparavant ?

Ce que je voyais autour de moi, c’était une pluralité de carnations. Dans ma famille, il y avait des Blancs, des Noirs, différents degrés de marrons du plus clair au plus foncé, et donc pour moi ça représentait la normalité. On pouvait avoir des couleurs de peau très différentes les unes des autres et s’aimer quand même, puisque c’était mon modèle familial. En fait quand, effectivement à 6 ans, le regard des autres m’a fait prendre conscience de ma couleur de peau. Ce qui m’a frappée, c’est que tout à coup on m’assignait à être quelque chose en raison de cette couleur qui, jusque-là, n’avait pas tant d’importance que ça.

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La déconstruction des stéréotypes liés au passé colonial de l’Europe passe aussi par l’expression artistique. Issue d’une famille métissée, Isabelle Boni-Claverie dénonce l’injonction à devoir se justifier en permanence sur son origine. © IBC

Et cette anecdote de la crèche vivante à l’école où l’on vous demande de jouer le rôle de Balthazar à cause de votre couleur de peau, alors que vous vous voyez plutôt en Marie, ce fut le déclic ?

Tout d’un coup, je me suis rendu compte que, aux yeux des autres, le fait que je sois noire était plus important, par exemple, que le fait que je sois une fille. On m’a fait jouer un rôle de garçon parce que j’étais la seule élève noire de la classe.

Vous l’avez ressenti comment ?

Comme une injustice, une profonde injustice, parce que j’avais l’impression d’être niée dans ce que j’étais. Moi je ne me voyais pas en tant que Noire, je me voyais en tant qu’Isabelle, une petite fille qui d’ailleurs n’avait pas du tout envie de jouer le Roi mage. Ce qui m’aurait plu, c’était de jouer Marie. Je pense que, dans le regard des enseignants de l’époque, ce n’était même pas envisageable qu’une petite fille noire puisse interpréter Marie dans la crèche de l’école.

Estimez-vous qu’aujourd’hui le regard a changé tant sur les couples mixtes que sur cette diversité culturelle, qui est celle de l’Europe ?

Les choses évoluent, heureusement. Que ce soit en Belgique ou en France, nous sommes dans une société où il y a une mixité de fait. En revanche, les représentations ont évolué très lentement. Nos États ont beaucoup de mal à accepter leur passé colonial, à le digérer, à travailler dessus et à l’accepter avec les conséquences que cela engendre. Donc, je crois vraiment que le premier travail à effectuer, c’est du côté des politiques et du récit qu’ils nous proposent pour comprendre où en sont les sociétés d’aujourd’hui.

Concrètement, que faudrait-il faire ?

Je pense que, notamment en Belgique, il y a une histoire coloniale d’une grande violence et qu’il est nécessaire de le reconnaître et d’accepter ce qui a été.

Reconnaître, ça veut dire demander pardon ? Ou ça passe par d’autres canaux ?

Je pense que déjà ça passe par l’enseignement de l’histoire. Par le fait, aussi, de faire comprendre que c’est l’histoire du pays, que ce n’est pas l’histoire des Africains qui ont été colonisés, ce n’est pas l’histoire des autres, c’est « notre » histoire et elle est partagée. Il est également important que certains pays admettent – et c’est là que je pense que c’est le plus difficile pour ceux comme la France et la Belgique – qu’ils ont eu dans l’histoire des positions qui sont totalement contraires aux principes des droits de l’homme qu’ils défendent. C’est ce hiatus que ces pays ont beaucoup de mal à accepter. Mais il va bien falloir qu’ils le fassent et peut-être aussi, du coup, qu’ils arrêtent de donner des leçons de démocratie partout dans le monde.

Pensez-vous que cette réécriture de l’histoire coloniale, notamment la façon dont on la relate dans les livres scolaires, relève de la bêtise humaine ou de l’instrumentalisation ?

Ce n’est certainement pas de la bêtise ! Je ne pense pas du tout que l’on soit gouverné depuis des générations par des personnes idiotes. C’était de la propagande. Il fallait défendre l’entreprise coloniale, la faire accepter par les opinions publiques de son pays, mais aussi la faire accepter par des députés qui votent les budgets nécessaires à ces guerres coloniales et travestir tout ça sous la forme d’idéaux pour que ça paraisse acceptable, y compris à soi-même. À présent, nous sommes dans le temps de la déconstruction, qui est difficile, mais qui commence à bouger malgré tout.

En tant que femme, avec une couleur de peau noire, ressentez-vous cette réalité comme une double stigmatisation ?

J’ai mis du temps à m’en rendre compte. Mais effectivement, il y a à la fois des préjugés sexistes et des préjugés racistes qui m’ont été appliqués, essentiellement dans la sphère professionnelle. Le fait d’être une femme noire dans le milieu de l’audiovisuel – où il y en a très peu – a amené des questionnements sur mes compétences.

Quels rapports entretenez-vous avec le pays d’origine de votre père, la Côte d’Ivoire ? Vous vous y rendez régulièrement ?

C’est à la fois un pays auquel je suis très attachée parce que j’y ai une grande partie de mes racines, et en même temps, c’est un pays que j’ai dû découvrir. J’y suis née, mais j’ai commencé à réellement y vivre à partir de l’âge de 8 ans. C’est donc un pays que j’ai découvert après avoir été « formatée », on va dire, par une première tranche de vie qui se déroule en France. J’ai dû apprendre à devenir Ivoirienne.

Que vous évoque le mot « intégration » ?

Je n’aime pas ce mot, cette injonction-là. En plus, c’est une injonction relativement nouvelle, finalement. Il y a vingt ans, on disait « assimilation », mais finalement l’intégration c’est la même chose ! Je ne vois pas pourquoi je devrais m’intégrer à mon pays ! C’est un peu comme si l’on me demandait de m’intégrer parce que je suis noire. Je serais peut-être moins française que d’autres et il faudrait que j’apporte des preuves de ma francité ? Je n’ai pas à le faire !

Si vous deviez choisir des valeurs dans la défense des droits fondamentaux, quelque chose qui aujourd’hui serait un petit peu malmené, sur quoi se porterait votre choix ?

Pour moi, le plus important, c’est la liberté. C’est fondamental.

Vous la sentez menacée, cette liberté, aujourd’hui ?

Très fortement, je trouve surtout qu’il y a beaucoup d’injustice, c’est-à-dire qu’une partie du monde a la liberté de pouvoir sillonner la planète et l’autre partie devrait rester assignée dans son pays de naissance. Je trouve qu’aujourd’hui, effectivement, une des libertés les plus importantes à défendre, c’est la liberté de circuler. Et je suis très attristée de voir que l’Europe se referme sur elle-même et se vit comme une forteresse assiégée. Dans certains pays, c’est très difficile d’obtenir des visas pour voyager et c’est une extrême frustration, encore amplifiée par le fait que, via Internet, on a accès à une vision du monde. Là encore, il faut regarder, accepter de regarder l’histoire et ce qui se passe aujourd’hui, notamment avec les flux de migrants venus d’Afrique. Il ne faut pas oublier les origines de ces flux.