Espace de libertés | Février 2021 (n° 496)

Là où la solidarité brise l’isolement


International

L’urgence pandémique a montré l’importance des réseaux de solidarité partout dans le monde. À Garibaldi, quartier animé et populaire de la ville toscane de Livourne, l’espace « La Riuso » permet à des personnes d’origines et de générations différentes d’apprendre à se connaître et à s’entraider.


Debout en plein soleil, Maty tient les nouveaux documents de la campagne sous le bras. Son sourire déborde du masque bleu. Alba lui donne un coup de coude : « Livourne a toujours été une ville ouverte, elle n’a jamais instauré de ghetto, mais maintenant on trouve des racistes ici aussi ! » Les deux amis se remettent à marcher lentement, traversant la place, juste derrière Garibaldi qui, de son socle, regarde vers le port industriel. Derrière la place s’entrecroisent les rues étroites et bondées du quartier historique où se trouve La Riuso. Depuis 2017, cet espace s’est mué en lieu de distribution gratuite de vêtements, de livres, de jeux et d’autres objets d’occasion. C’est là aussi que se mettent en place divers projets destinés aux habitants.

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Fondé sur la solidarité et le concept de récupération, l’espace associatif La Riuso s’est mué en lieu de distribution gratuite de vêtements, de livres, de jeux et d’autres objets d’occasion. © Giacomi Sini

À la croisée des âges et des origines

Et c’est ici, dans le petit cloître qui s’ouvre au centre de l’ancien bâtiment, parmi les plantes et les piles de livres, qu’Alba, une Livournaise de plus de 80 ans, et Maty, une Sénégalaise de 26 ans, se sont connues. Une première rencontre qui a permis d’entamer un nouveau chapitre de la campagne Ri-conoscersi Solidali (« Se reconnaître solidaires ») que Mezclar22, l’association qui gère les projets de La Riuso grâce au soutien de la municipalité, a démarrée avec le Centre de services pour femmes migrantes et un financement de l’Église évangélique vaudoise1. Au cœur de ce projet, il y a la rencontre entre les jeunes immigrés et les personnes âgées du quartier. Maty séjourne en Italie depuis cinq ans. « Je suis allée à l’école, je voulais m’inscrire à l’université, mais j’ai eu mon premier enfant et je n’ai pas pu continuer », raconte-t-elle. Apprendre l’italien n’est pas facile pour elle et s’occuper des personnes âgées non plus, mais elle a choisi de s’engager dans ce projet pour améliorer son apprentissage de la langue et percevoir un petit revenu.

Une vie de quartier solidaire…

« Le projet a commencé juste avant la pandémie », explique Filippo, l’un des principaux animateurs de La Riuso et coordinateur des bénévoles. « Quand le confinement a été décrété en mars, nous avons interrompu les cours d’italien et nous n’avons pu les terminer qu’en été. » En septembre, après la formation, la campagne Ri-conoscersi Solidali a enfin pu démarrer : des jeunes ont commencé à se rendre au domicile de personnes âgées pour leur donner un coup de main et discuter, d’autres sont sortis ensemble pour acheter à manger ou pour se promener, d’autres encore ont livré les courses à domicile. Dans tous les cas, une occasion de se connaître. Le projet « vise à développer l’inclusion socioprofessionnelle des migrants et des demandeurs d’asile et la solidarité mutuelle avec les personnes âgées du quartier Garibaldi », explique Veruska, présidente de l’association. Malheureusement, dès le mois d’octobre, la donne a changé : la deuxième vague de la Covid-19 a submergé la ville, le risque sanitaire et les restrictions régionales ont contraint à revoir radicalement le projet. « Dans cette situation difficile, beaucoup d’activités sont devenues irréalisables », poursuit Veruska. « Et de nombreuses personnes ont renoncé à participer par crainte de la contamination. »

… malgré les contraintes sanitaires

Mais même quand la Toscane est passée en « zone rouge » au mois de novembre, la livraison des courses et des médicaments s’est poursuivie avec les précautions nécessaires, à savoir en réceptionnant les courses à la fenêtre, laissant tomber un panier ou un sac dans la rue. La campagne a constitué une ressource précieuse pour beaucoup. Elle a permis de briser l’isolement de ceux contraints à un confinement impossible dans les dortoirs d’un centre d’accueil ou difficile à vivre dans la solitude d’une vieille maison.

Un peu plus tôt, en septembre, Seydou, un Sénégalais de 27 ans, avait commencé à se rapprocher de Grazia qui habite à deux pas de La Riuso. Ils faisaient leurs courses ensemble dans une des épiceries du quartier. Puis, avec la reprise des contaminations et les restrictions, Grazia a cessé de sortir de sa maison. Sa fille, qui est barmaid et ne peut pas travailler pour le moment, lui donne un coup de main pour les courses. Seydou la croise de temps en temps, la salue sous sa fenêtre donnant sur la Piazza dei Mille. Ils échangent quelques mots, essayant de maintenir la relation qui s’était créée. Avant le lancement de la campagne, Seydou fréquentait déjà La Riuso. Il y a installé un petit atelier de couture dans le cloître. Autour de lui, deux machines à coudre et un tas de chutes de tissu sont posés sur la table sous le porche. « J’ai étudié pendant huit ans, mais ici, je ne trouve pas de travail de tailleur », regrette-t-il. Il sort une bobine de coton jaune d’un tiroir. « Je pourrais faire de petits raccommodages à la maison, mais ce matériel coûte de l’argent, et avec ce que je reçois ici, je ne pourrais même pas l’acheter. Ce n’est pas du travail. » Il dit que c’est pour échapper au chômage qu’il a quitté son pays. « C’est comme ça pour tout le monde, et beaucoup meurent en mer. » Il vit à Livourne depuis trois ans désormais, travaille pour une coopérative de services, fait quelques heures de ménage. Seydou parvient à joindre les deux bouts avec les activités à La Riuso, mais il aimerait essayer de déménager pour chercher du travail.

Un coup de main mutuel

Pour ce matin, Lansseny, originaire du nord du Mali, a terminé les livraisons. Le café et la schiacciata (sorte de pain plat) encore toute chaude viennent d’arriver dans le cloître. Il explique qu’il livre de la nourriture et des médicaments trois fois par semaine. Du haut de ses 22 ans, il est très actif depuis peu. Il entretient déjà une relation étroite avec Piero, 74 ans, Livournais de souche, contraint à rester chez lui à cause de ses problèmes de santé. Il va toujours chez lui pour déposer les courses, mais il ne peut malheureusement plus rester longtemps pour discuter. Alors ils se retrouvent sur le palier, à distance, avec des masques. C’est aussi important. À l’occasion, Piero lui prête des livres, des romans, le manuel d’auto-école ou un dictionnaire. Il poursuit ses études. En septembre, il aurait aimé s’inscrire à des cours du soir, mais il préfère attendre la fin de la phase d’apprentissage à distance : « J’obtiendrais mon diplôme, mais je n’apprendrais rien. » Lansseny séjourne depuis trois ans à Livourne, où il compte rester.

Pour échapper à la guerre et à l’enrôlement forcé dans les troupes islamistes, il a décidé de quitter le Mali. Il s’est retrouvé coincé en Libye – « seulement un an, ça va ! » – et sourit en vous regardant en face avant de poursuivre son histoire. De Lampedusa, il est arrivé directement ici, à Livourne. Il faisait nuit lorsqu’il a débarqué au Centre d’accueil extraordinaire qui se situait entre le quartier Garibaldi et la gare : « Dès que je suis descendu du bus, j’ai trouvé Giulia, qui m’a dit : “Viens à l’école le matin !” » Son rire est couvert par la voix de Giulia qui le taquine : « Tu parles trop vite, Lansseny ! Tu veux dire trop de choses et tu manges tes mots, les vieux ne te comprennent pas ! »

De fil en aiguille

Tous les après-midi, au fond de La Riuso s’organise un espace pour l’école des devoirs à laquelle participent les filles et garçons du quartier, dont beaucoup sont issus de familles d’origine étrangère. Au début, Giulia est allée les chercher directement devant les écoles, dans les magasins du quartier, en parlant aux enseignants et aux parents. Après plus de deux ans, l’activité a grandi, tout comme les petits participants. Chiara, Martina, Ahmed… De nombreux autres bénévoles parascolaires ont rejoint l’équipe, et chaque enfant est suivi individuellement : un véritable réseau a été créé.

La Riuso est avant tout un lieu de rencontre, un lieu de rassemblement, précise Filippo : « Ce sont justement ces relations qui nous permettent d’être un point de référence, même dans cette situation difficile. » Ces dernières années, l’espace a également été un poste d’observation, « une garnison au cœur du quartier », d’où l’idée de « briser les barrières générationnelles et d’origine en organisant des activités à destination de tous les habitants ». Mais pour comprendre l’histoire de Ri-conoscersi Solidali, il faut revenir aux dispositions du premier gouvernement Conte signées par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Matteo Salvini, en 2018. « C’est là que tout a commencé ! » Filippo tient à se souvenir car, dit-il, la fin du système de protection des demandeurs d’asile et des réfugiés (SPRAR) et l’élimination de facto de la protection humanitaire ont conduit non seulement à la fermeture, en 2019, de neuf des douze centres d’accueil extraordinaires qui étaient actifs à Livourne, mais aussi à la fin de nombreux projets, activités et relations. Et surtout la fin des perspectives d’avenir pour les personnes qui vivaient dans ces centres.

Avant de retourner déjeuner au premier centre d’accueil où il vit, dans le quartier de la Petite Venise, Lansseny retourne à La Riuso. Il montre fièrement son smartphone à Giulia : « Regarde, ils ont accepté ma demande d’asile ! »


1 Comme souvent dans les lieux où l’on constate un manque de support envers les migrants, une organisation religieuse s’est immiscée pour combler une faille de solidarité, NDLR.