Espace de libertés | Février 2021 (n° 496)

Dans ce pays très catholique qu’est l’Argentine, terre natale du pape François, l’avortement n’était légal qu’en cas de viol ou de danger pour la vie de la future mère. Le projet de loi autorisant l’IVG jusqu’à 14 semaines de grossesse vient finalement d’être voté par les sénateurs, après l’échec d’une première tentative en 2018 et une mobilisation féministe sans précédent.


Jusqu’à il y a peu, l’avortement était prohibé en Argentine. Dans ce contexte, dès 2012, un arrêt de la Cour suprême a dû préciser que les dérogations à l’interdit pénal prévues par le Code pénal de 1921 (en cas de viol ou de danger physique pour la femme enceinte) devaient être considérées comme des interruptions légales de grossesse et ne requéraient pas l’intervention d’un juge. Cet arrêt permettait ainsi la mise en place de services d’avortement dans les hôpitaux publics ainsi que la prescription d’un médicament abortif, le Misoprostol. Il faisait suite à plusieurs cas médiatisés d’avortements permis par la loi, mais ayant pourtant fait l’objet de sanctions pénales1. Même s’il a également donné lieu à l’élaboration par le ministère de la Santé d’un guide précisant le protocole à suivre pour procéder à un avortement dans les cas légaux, force est de constater que peu de médecins le connaissent et qu’ils sont encore moins nombreux à le mettre en pratique, tant le recours à la clause de conscience est fréquent. D’autres cas ont été médiatisés et ont provoqué les réactions du collectif féministe Ni una menos.

Rejet du Sénat en 2018

En 2018, pour la première fois, le Congrès accueille un débat relatif à un projet de loi élaboré par un réseau d’organisations pro-choix et féministes, la Campaña Nacional por el Derecho al Aborto Legal, Seguro y Gratuito (Campagne nationale pour le droit à un avortement légal, sûr et gratuit), et révisé par une commission d’experts avant son dépôt au Congrès2. Ce projet, amendé, qui visait à légaliser l’IVG sur demande jusqu’à 14 semaines après la conception, fut accepté à la Chambre le 14 juin 2018 par 129 voix pour et 125 voix contre, mais fut rejeté au Sénat le 8 août 2018 par 38 voix contre 31 et deux abstentions. Un tabou venait cependant d’être brisé, puisque le droit à l’IVG était devenu un enjeu mis à l’agenda politique. C’était là l’aboutissement d’une mobilisation féministe nourrie par des associations de médecins créées en 2015 et par un solide réseau d’actrices, les secorristas (secouristes), qui aidaient les femmes à accéder à l’IVG. Il faut toutefois avoir à l’esprit que, à l’époque, les pro-choix représentaient une opinion publique minoritaire (27  %)3. À la suite du refus de la légalisation de l’avortement en 2018, des milliers de femmes et d’hommes argentins décidèrent de se faire débaptiser  : cette apostasie collective fut prise en charge par la Coalition argentine pour un État laïque4.

Pro-choice activists wait for the result of a Senate bill to legalize abortion outside the Congress in Buenos Aires on December 30, 2020. (Photo by RONALDO SCHEMIDT / AFP)Les pro-IVG, reconnaissables à leurs foulards verts, ont manifesté massivement et sans relâche durant des années pour faire changer la loi, d’où la qualification de « marée verte » pour désigner ce mouvement qui a eu gain de cause. © Ronaldo Schemidt/AFP

Une lame de fond féministe

La polarisation des votes au Congrès traduit celle de la société civile argentine s’exprimant au moyen de symboles tels que les foulards verts (pro-choix) et les foulards bleus (anti-choix). La Campaña Nacional lancée en 2005 réunit diverses associations partisanes et non partisanes sous le slogan « Éducation sexuelle pour décider, contraception pour ne pas avorter, avortement légal pour ne pas mourir ». Ce réseau d’organisations a été à l’avant-garde de la lutte pour la légalisation de l’avortement en Argentine en déposant au moins à huit reprises un projet de loi au Congrès. Parallèlement à l’activisme législatif, il a généré une lame de fond féministe, rassemblant en particulier de très jeunes filles, à tel point que, du fait du caractère massif des protestations devant le Congrès, on a parlé de cette « marée verte » comme d’une « révolution des filles ». En outre, un activisme relevant de la désobéissance civile est pratiqué par plusieurs collectifs qui aident les femmes souhaitant une IVG à avoir recours au Misoprostol dans une relative sécurité. Enfin, les mobilisations massives en faveur de la légalisation de l’avortement ont reçu le soutien d’un mouvement, également massif, Ni una menos, contre les violences à l’égard des femmes. En effet, ce mouvement, né en 2015, inclut dans ses revendications le droit à l’avortement, considérant que l’avortement clandestin constitue une violence contre les femmes. À l’opposé, la mobilisation des foulards bleus rassemble les anti-choix, sous l’emprise de l’Église catholique et des évangélistes, et prône une logique réactionnaire donnant la priorité à la loi naturelle sur le droit positif. L’activisme protestataire des foulards bleus s’inscrit dans la mouvance d’une lutte contre « l’idéologie du genre », une rhétorique conçue par l’Église catholique pour valoriser l’ordre patriarcal des sexes et l’ordre sexué fondé sur les normes hétéro-sexistes, qui vise notamment à combattre toute éducation sexuelle à l’école au travers de campagnes ayant pour slogan « Ne te mêle pas de mes enfants ».

Intervention présidentielle

« Je suis catholique, mais je dois légiférer pour tous, c’est un sujet de santé publique très sérieux »5, a déclaré Alberto Fernández (péroniste de centre gauche)  : le 1er mars 2020, pour la première fois en Argentine, un président porte devant le Congrès un projet de légalisation de l’avortement jusqu’à 14 semaines après la conception. Un acte décisif, tant les projets de l’exécutif ont la priorité sur les projets émanant du législatif, en particulier dans les régimes politiques latino-américains marqués par le poids du présidentialisme.

Le 11 décembre 2020, le projet était voté à la Chambre par 131 voix favorables contre 117 et six abstentions. Le 29 décembre, le Sénat marquait son approbation par 38 voix contre 29 et une abstention, fait remarquable, tant le Sénat est plus conservateur que la Chambre. En effet, les députés sont élus au scrutin proportionnel, alors que les sénateurs représentent leurs provinces et que celles du nord de l’Argentine, plus conservatrices, sont surreprésentées. En outre, le fort lobbying des organisations catholiques et évangéliques, appuyé par le pape François, d’origine argentine, risquait bien de peser sur le vote au Sénat. Néanmoins, quelques sénateurs ont modifié leur vote par rapport à celui de 2018 grâce à l’intervention personnelle du président Fernández. Celui-ci en effet avait fait introduire dans le projet deux modifications  : la possibilité pour les hôpitaux publics de pratiquer l’objection de conscience institutionnelle et l’accompagnement par un référent adulte des mineures de 13 à 16 ans. En outre, cette légalisation va de pair avec un autre projet de loi, intitulé « Les Mille Jours », qui prévoit pendant trois ans un accompagnement médical et financier des femmes qui entendent poursuivre leur grossesse.

C’est dire que les obstacles à la pratique de l’IVG et à l’éradication de l’avortement clandestin vont perdurer. Chaque année, on en pratique entre 371 965 et 522 000 selon les estimations6. En 2018, 35 femmes sont décédées des séquelles d’avortements peu sûrs (13  % de la mortalité maternelle) et 39 000 ont dû être hospitalisées (16  % de filles de 10 à 19 ans7.

Ainsi, le combat en faveur du droit à l’IVG, s’il est certes efficace, demeure cependant précaire et requiert plus que jamais la vigilance des activistes pro-choix, d’autant que les anti-IVG comptent continuer leur combat pour que la nouvelle loi soit décrétée anticonstitutionnelle.


1 Voir Emmanuelle Hardy, Dépénalisation de l’avortement en Argentine : quel droit à la vie pour les femmes en 2020?, mémoire en master inter­universitaire de spécialisation en études du genre, ULB, 2018-2019, pp. 28-38.
2 Pour une analyse de l’évolution de ce projet, de son dépôt au Congrès jusqu’à son acceptation à la Chambre et son rejet au Sénat, voir Emmanuelle Hardy, ibidem, pp. 39-51.
3 Toly Barán et al., « Sociedad, religión y ley de interrupción voluntario del embarazo (IVE) », dans Informes de investigación, no 27, Buenos Aires, Conicet, 2020, p. 7.
4 Daniel Eskenazi, « Apostasie collective en Argentine », mis en ligne surwww.letemps.ch, 24 août 2018.
5 « Le Congrès argentin adopte la loi légalisant l’avortement », mis en ligne sur www.france24.com, 30 décembre 2020.
6 Human Rights Watch, Es la hora de saldar una deuda. El costo humano de las barreras al aborto legal en Argentina, Buenos Aires, août 2020, p. 5.
7 Ibidem, pp. 6-7.