Espace de libertés | Février 2021 (n° 496)

La verte face de la finance (Jérémy Désir-Weber)


Dossier

Dans son livre « Faire sauter la banque. Le rôle de la finance dans le désastre écologique »1, Jérémy Désir-Weber, ancien trader au siège de la banque britannique Hong Kong and Shanghai Banking Corporation (HSBC), décrypte la destruction des écosystèmes par les banques. Les SwissLeaks ont également révélé un système international de fraude fiscale et de blanchiment d’argent organisé par la banque, au profit de réseaux criminels.


Dans votre ouvrage, vous décrivez « le rôle structurel de la finance –grand architecte de la civilisation techno-industrielle– dans le désastre écologique et son corrélat d’aliénations sociales ». Quel est votre constat ?

Un art d’habiter et de défendre les milieux vivants est incompatible avec un « gouvernement de la nature et des sociétés », pour reprendre la formule d’Écologie sans transition. Il y a ainsi une manière dominante de vivre ou d’imaginer l’écologie, relayée par les groupes industriels, bancaires, ONG et universitaires, également par les grandes fortunes, les élus, les médias et les gouvernements influents, avec laquelle il est urgent de rompre, pour éviter le chaos. C’est une question de révolte ou de lâcheté, de vie ou de mort.

En 2018, vous êtes engagé au siège de HSBC à Londres, trois ans après le scandale révélé par les SwissLeaks. Quel est le rôle de la banque dans la détérioration des écosystèmes ?

Je savais où je mettais les pieds, et ai décidé de m’y intéresser. Les SwissLeaks ont révélé un système international de fraude fiscale et de blanchiment d’argent organisé par la banque à partir de la Suisse. La HSBC permet d’alimenter les crises et, aujourd’hui, participe quasi quotidiennement à la dégradation des écosystèmes et à l’opacité des paradis fiscaux. Londres est à la fois la plus grande place financière et le plus grand paradis fiscal de la planète. Au total, près d’un tiers des pertes fiscales y sont associées à des territoires dépendants de la couronne britannique. Les Bahamas, Gibraltar, Jersey et Guernesey, les îles Vierges britanniques et Caïman… pratiquent l’évasion et la fraude fiscales en quantité industrielle.

Actrice de premier plan dans ce contexte, HSBC a-t-elle donc bénéficié de l’impunité à diverses reprises ?

Oui, notamment en 2012, lors du blanchiment d’argent des cartels mexicains et colombiens contrôlant le trafic de cocaïne et de la fermeture des marchés américains, le Premier ministre britannique était intervenu en personne pour définir l’accès aux marchés. Avant 2012, d’autres scandales ont impliqué des banques qui auraient dû être dissoutes. Le travail de la finance et des banques s’appuie sur des crimes à grande échelle. Au-delà de la cécité complaisante des dirigeants, il y a un autre facteur tout aussi grave : l’impuissance programmée – technologique, humaine et législative – des régulateurs de marchés.

L’histoire de la banque est liée à celle de l’ancienne colonie britannique, en tant qu’intermédiaire privilégié entre l’Occident et la Chine. Ce rôle semble renforcé aujourd’hui.

La Hong Kong and Shanghai Banking Corporation (HSBC) est née il y a plus de cent cinquante ans, quand les colons anglais ont choisi le port de Hong Kong comme base pour conquérir le marché chinois. Lors de la guerre de l’opium, remportée par les Britanniques, ils ont obtenu la cession de la ville pour nonante-neuf ans. La banque fut créée par des commerçants impliqués dans le trafic de drogue. En 1997, la Grande-Bretagne a restitué Hong Kong à la Chine. La banque déménage alors son siège à Londres tout en conservant le siège de ses affaires en Asie. Dans le grand basculement des investissements vers l’Asie, elle restait incontournable. Depuis 2015, Londres est devenue la tête de pont des investissements chinois en Europe, et HSBC le bras armé de Pékin pour déployer sa nouvelle « route de la soie », gigantesque ensemble de liaisons maritimes et de voies ferroviaires jusqu’en Europe. Aujourd’hui, personne ne peut s’opposer à Pékin sur le plan financier. Les Chinois ont même « forcé » le Royaume-Uni pour obtenir le contrôle d’infrastructures nucléaires.

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Cette évolution génère un impact délétère substantiel sur l’environnement. Et, vous le soulignez, dans le contexte sanitaire actuel.

Depuis 2016, un programme des Nations unies pour l’environnement répertorie les raisons de la détérioration de la santé humaine, comme la déforestation, etc. Les causes sont identifiées depuis des années, et en effet complètement passées à la trappe de cette crise sanitaire. En Chine, le virus est suivi d’une relance de l’économie par les industries lourdes, la high-tech… Idem dans les pays riches, on ne parle que de relance. Nos dirigeants ne remettent pas les causes en question et un autre virus sera présenté comme une fatalité. On va droit dans le mur, avec de nouveaux fléaux liés au monde naturel. Comme la fonte du permagel, au nord de la Russie, qui pourrait libérer d’autres virus similaires à la Covid-19.

À cela s’ajoute l’investissement des banques dans les énergies fossiles, sous couvert de projets verts.

Les banques servent d’intermédiaires dans la levée de fonds pour des projets verts. Or l’émission de produits financiers verts n’est associée qu’à des critères non qualitatifs et à aucun questionnement sur leur impact environnemental. La finance est une entreprise qui favorise systématiquement la croissance, principal vecteur de destruction de l’écosystème et du réchauffement climatique. Dès 2011, la finance s’est appuyée sur la croissance matérielle énergétique, constituée à 85 % d’énergies fossiles – pétrole, gaz naturel et charbon –, et à 5 % d’énergies renouvelables. La plupart des produits verts sont issus des énergies renouvelables (photovoltaïque, éoliennes, voitures électriques…). Dans la foulée, le problème pétrolier s’étend au travail mondialisé, avec la pollution et la contamination des sols lors de l’extraction de matériaux pour les manufactures des usines qui utilisent le charbon en Chine. Il y a toute une énergie grise non comptabilisée dans le processus de l’énergie verte. De même, fin 2019, Google était impliqué avec Apple, Microsoft et d’autres dans un procès sur la mort d’enfants en République démocratique du Congo dans les mines de cobalt. Un élément chimique « indispensable » à la transition énergétique et numérique, extrait comme d’autres au mépris des droits humains et de l’environnement.

Par ailleurs, les accords de Paris sur le climat et le réchauffement climatique, pris lors de la conférence de Paris de 2015, ont très vite été court-circuités par l’Arabie Saoudite.

Les SwissLeaks ont également mis en lumière le financement du terrorisme par les clients saoudiens de HSBC. L’Arabie Saoudite a, au niveau géopolitique, réussi le tour de force que les accords de Paris ne soient pas mentionnés, et cela, en lien avec les grandes puissances mondiales. La France qui lui fournit des armements et les États-Unis, qui interviennent sur le cours du pétrole. Partant de là, le marché financier et le cours des entreprises pétrolières n’ont pas été touchés par ces Accords. De même, 35 banques privées internationales ont accordé 2 700 dollars en prêts, en souscriptions obligataires et en émission d’actions au secteur des énergies fossiles entre 2016 et 2019, avec un volume de financements directs en hausse chaque année. Et fin 2019, neuf banques d’investissement, dont HSBC, ont participé à l’introduction en Bourse de la compagnie pétrolière Saudi Aramco, sous proposition de marketing vert.

Votre lettre de démission à HSBC débute par : « Le capitalisme est mort. » L’effondrement du secteur financier est-il inéluctable, selon vous ?

Le capital a une résilience très grande et développe une culture de résistance, mais cela ne sert à rien, car le système va s’effondrer, de même que la résistance de ces multinationales. Mais ce qui importe, c’est la manière de procéder pour mettre un frein à la civilisation industrielle.

Vous esquissez trois stratégies complémentaires pour sortir de cette spirale. Pouvez-vous les développer ?

Un, résister coûte que coûte aux fausses solutions. Quand j’entends les incantations idéologiques dominantes émanant des médias ou des chefs d’État qui prônent l’énergie verte, etc. C’est de l’hypocrisie. Il faut se renseigner sur l’histoire des idéologies politiques. Dès les années 1970, des résistances se sont organisées. Et au début du xxe siècle, les anarchistes naturiens. Ce sont des mouvements dont il reste à s’inspirer. Il y a toute une culture politique à se réapproprier, car le mouvement écologique s’est déradicalisé avec notamment trop d’ONG. Or ces questions ne datent pas d’hier. Deux, régénérer le monde naturel. Les financements verts sont de l’enfumage. On ne voit pas de résultats écologiques. Il faut un engagement direct du citoyen : savoir d’où vient sa nourriture, apprendre à autoproduire, sortir de la structure capitaliste, se soigner par les plantes, s’organiser à échelle humaine. Se saisir de première main d’un État dans les pays qui en sont coupés depuis des siècles. Trois, casser les destructions en cours. Cela s’inscrit dans la culture de résistance, à la fois clandestine et à visage découvert. Encourager les mouvements de désobéissance civile. Les mouvements de sabotage, tels que mettre hors d’état de nuire certains projets industriels en cours. Comme les membres des ZAD qui exposent uniquement leurs corps, en réaction à l’industrialisation. Et d’autres groupes de contre-défense en France ou en Angleterre, qui ont incendié les initiatives 5G ou attaqué les infrastructures nuisibles.


1 Jérémy Désir-Weber, Faire sauter la banque. Le rôle de la finance dans le désastre écologique, Paris, Divergences, 2020, 250 p.