Espace de libertés | Février 2021 (n° 496)

Le 7e continent au sommet de l’iceberg


Dossier

Avec « Océan plastique »1, Nelly Pons questionne et secoue notre inertie face à la destruction des océans. Fruit de trois années d’enquête, plaidoyer 01en faveur d’un tournant écologique, l’essai analyse la dévastation du milieu océanique en raison des impacts négatifs des activités humaines et propose des solutions concrètes à adopter d’urgence.


Autrice de Choisir de ralentir, engagée écologiquement, Nelly Pons, qui fut danseuse, assistante de Pierre Rabhi et directrice de Terre & Humanisme, signe un livre majeur sur le monde océanique, ce milieu essentiel à la vie sur Terre que nous sommes en train d’asphyxier.

Berceau de la vie, milieu dont dépend la persistance de la vie sur Terre, la nôtre y compris, l’océan est malade, pollué, surexploité, acidifié, vidé de ses richesses, intoxiqué annuellement par 8 millions de tonnes de déchets plastiques qui se dégradent en micro- et nanoparticules. Comment, alors que depuis des décennies, des scientifiques, des militants comme Sea Shepherd lancent des cris d’alarme et des actions, en sommes-nous arrivés là ?

Le constat n’est pas glorieux, et il ne fait pas plaisir. Force est de reconnaître que depuis des dizaines d’années, alors que des écologistes toujours plus nombreux tirent la sonnette d’alarme, rien ne bouge, ou si peu. Pourquoi ? Parce qu’au fond, qui se soucie réellement de l’environnement ? Il semblerait que tant que nous ne sommes pas directement frappés, en tant qu’espèce, mais aussi et surtout tout un chacun dans notre vie, l’inertie prend le dessus. Pourtant, frappés, nous le sommes, dès lors que nous négligeons le vivant. Tout ce que nous lui infligeons, nous le faisons à nous-mêmes. Cette équation d’une simplicité enfantine nous échappe encore. Mais aujourd’hui, les temps changent. Les multiples crises écologiques à l’œuvre nous montrent chaque jour un peu plus les liens qui nous unissent à l’océan, au climat, à la biodiversité… L’heure est venue de donner un grand coup de pied dans la fourmilière de nos représentations et de se retrousser les manches, pour de bon.

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En quoi l’océan est-il un enjeu vital pour l’équilibre de la planète ? Quels sont les « services » environnementaux qu’il nous rend ?

Ils sont incommensurables. La vie est l’héritage de 4 milliards d’années d’évolution. Elle est née dans les océans avec les premiers êtres unicellulaires et l’équilibre actuel, celui-là même que nous menaçons, est vieux de quelques 30 millions d’années. L’océan tel que nous le connaissons absorbe 30 % des émissions de CO2 et 93 % de l’augmentation de la température provoquée par nos activités. Il régule le climat et nous lui devons pas moins d’une respiration sur deux, ainsi que toute l’eau que nous buvons. Sans lui, nous ne pourrions tout simplement pas avoir cet échange.

Dans le bilan du désastre en cours que vous dressez, quelles sont les diverses sources polluantes qui menacent les équilibres écosystémiques de l’océan, et par là, de la Terre ?

Comme son nom l’indique, Océan plastique s’intéresse principalement à la pollution par les plastiques. Non pas qu’elle soit la seule problématique à laquelle l’océan doit faire face, ni même la plus importante. J’aurais tout aussi bien pu faire un ouvrage sur la pollution par les pesticides ou les métaux lourds, sur l’acidification de l’eau de mer, la disparition des coraux, l’érosion de la biodiversité marine, la surpêche, la surexploitation, la fonte des glaces, ou encore sur l’élévation du niveau de la mer… La liste est intarissable. Mais j’ai choisi la pollution par les plastiques, car pour nous, citoyens, elle est peut-être ce qu’il y a de plus visible et ce sur quoi nous avons le pouvoir d’agir immédiatement. N’en manipulons-nous pas tous les jours ? Filets de pêche, emballages, bouteilles, brosses à dents, mégots, restes de pique-nique, Coton-Tige… Ouvrons notre poubelle et regardons. En toute objectivité, quel constat pouvons-nous dresser ? Parcourir l’histoire des matières plastiques est passionnant. Parce qu’elle nous parle de nous, de notre quotidien, de notre rapport à la matière, de nos représentations… de ce monde que nous avons construit et qui s’est mis à marcher sur la tête, tout en s’emballant.

Manifeste pour un avenir harmonieux, à tout le moins viable, pour les humains et les non-humains, votre essai en appelle à un changement collectif et livre un plan d’action. Quelles sont les mesures prioritaires qui doivent être prises tant au niveau de la société civile qu’à celui des dirigeants afin de sortir de la spirale mortifère de l’exploitation illimitée et de ses corrélats : pollution et extinction des espèces ? Pouvez-vous expliciter les pistes des matières innovantes, du zéro-déchet, de l’économie circulaire ?

Les solutions, nous les connaissons, toutes. De la réduction au réemploi, du développement de nouvelles matières à l’économie circulaire, de la collecte au recyclage des déchets… nous les expérimentons quotidiennement. Mais ce qui me frappe, c’est que nous y allons tous azimuts, au gré de nos envies, sans méthodologie ni cahier des charges et, surtout, en privilégiant systématiquement celles qui nous arrangent, qui nous confortent dans notre modèle, venant alimenter la sacro-sainte croissance que nous retrouvons, pourtant, à la source de nos maux. Nous abordons le problème avec les mêmes logiques, croyances et représentations que celles qui sont à l’origine de la crise. Alors, que faire ? Ce que je propose, c’est de se donner une méthodologie, de prendre le problème à sa base, et les solutions dans l’ordre. D’abord, il s’agit de réduire, de supprimer le suremballage ainsi que tous les plastiques jetables et à usage unique, qui représentent la moitié de la production mondiale. Rien qu’en ayant recours à la réutilisation et au réemploi, en supprimant l’inutile, en utilisant d’autres matériaux lorsqu’ils s’avèrent plus pertinents, nous résolvons la moitié du problème. Ensuite, il convient de développer une approche par produit, en s’occupant en priorité de ceux que nous retrouvons le plus dans l’environnement. Les solutions ne seront probablement pas les mêmes pour les filets de pêche, les mégots de cigarette, les bouteilles en PET, les pailles ou encore les microfibres textiles. L’innovation, l’écoconception et le recyclage, si chers à l’économie circulaire dont tous se revendiquent aujourd’hui, au risque de la vider de son sens, peuvent être au cœur des solutions. Mais à condition qu’ils soient accompagnés d’un cahier des charges rigoureux et contraignant, qui place la santé humaine et environnementale au sommet des exigences. La crise de la pollution par les plastiques et ses solutions sont hautement politiques, dans tous les sens du terme. Et la bonne nouvelle, c’est qu’en nous y mettant tous, industriels, politiques et citoyens, en faisant les choses dans l’ordre et sans demi-mesure, nous pouvons réduire la pollution de 80 % d’ici 2040 !

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Comment pourrait se mettre rapidement en place une « gouvernance supranationale des océans » qui donnerait une reconnaissance juridique à la mer, à la nature, en les dotant de droits ?

Quand l’avenir semble obstrué, il est parfois intéressant de regarder en arrière, pour voir ce que notre histoire peut nous enseigner. C’est ce que j’ai fait durant mon enquête. J’ai cherché un exemple de crise environnementale majeure, planétaire, et de nature à menacer notre propre survie, et j’en ai découvert une, que nous avons affrontée dans les années 1980 : le trou de la couche d’ozone. Même si, aujourd’hui, tout n’est pas résolu, nous pouvons néanmoins affirmer que nous avons su collectivement, énergiquement et de manière transversale, mettre en place un protocole international où 50 pays se sont entendus sur une véritable résolution de crise. Et les industriels ont suivi, en supprimant puis en substituant les gaz incriminés dans nos objets quotidiens. Il nous reste à faire de même pour la pollution par les plastiques. Plus que tout autre acteur, les instances internationales doivent se mobiliser. Et la reconnaissance du crime d’écocide, couplée avec celle de droits pour les écosystèmes naturels, peut y aider, comme le souligne très justement Valérie Cabanes dans l’entretien que nous avons eu pour Océan plastique.


1 Nelly Pons, Océan plastique. Enquête sur une pollution globale, préface de François Sarano, Arles, Actes Sud, 368 p.