Espace de libertés | Février 2021 (n° 496)

« Il faut sanctuariser la salle de cinéma »


Culture

Si certains tournages ont repris, du côté des salles obscures, les sièges restent vides et les cinéphiles en mal de grand écran : le secteur cinématographique essuie lui aussi les revers de la pandémie. Producteur et distributeur, Jacques-Henri Bronckart, acteur incontournable du cinéma en Belgique, dénonce l’oubli et aspire au partage.


Cinéphile cinéphage, Jacques-Henri Bronckart œuvre dans le monde du 7e art belge depuis plus de vingt ans, en production (Versus production) et en distribution (O’Brother). L’homme fort derrière la plupart des films de Bouli Lanners et d’Olivier Masset-Depasse, c’est lui. Les films, il les suit de A à Z, des premières lignes du script à la diffusion sur petit écran en passant par le financement, la fabrication, la promotion, la vente et… le passage sur grand écran ! « Pour beaucoup, le premier confinement a été vécu comme un moment particulier, on a essayé de trouver du sens, de se dire que c’était une pause qui allait nous permettre d’analyser, de repenser le modèle… Sauf qu’on a vite repris nos activités et que toutes les réflexions sont apparues tels des vœux pieux, même si certaines choses ont été lancées, dont un projet de collaboration entre producteurs européens. Lorsque le second confinement est arrivé, l’espoir s’est envolé. Malgré tout ce qui a été dit, fait, la culture est restée la grande oubliée de la crise. Quand nos responsables politiques passent plus de temps à discuter des salons de coiffure que de la culture, on en déduit qu’ils ne la considèrent pas comme essentielle et ça, c’est effrayant ! »

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Jacques-Henri Bronckart aspire au développement du cinéma comme lieu de rencontre. © Unifrance

Trop de films en stock?

La fermeture des salles a reporté ou annulé la sortie de nombreux films, désormais en « réserve ». « Certains distributeurs parlent déjà de surstock ; à un moment, ils ne pourront plus acheter de nouveaux films. Une structure comme O’Brother par exemple sort environ douze films par an, là on en a déjà quinze et des coups de cœur sont encore possibles. Sauf qu’on n’a pas les moyens de sortir vingt-cinq films sur un an ! Sortir un film exige de l’argent, une stratégie… Il va donc y avoir de la casse ! »

Si certains ont été reportés, plusieurs tournages ont eu lieu, dans le respect strict des règles sanitaires. « Cela a permis à beaucoup – acteurs, réalisateurs, mais aussi décorateurs, maquilleurs, techniciens, etc. – de rattraper leur année. Les gens étaient contents de se retrouver, de travailler… En revanche, l’ambiance était différente, plus sérieuse. Tourner avec des masques, des règles de distanciation, c’est moins stimulant au niveau des relations humaines. Et pour les producteurs, gérer, en plus du reste, les situations liées à la pandémie s’apparentait à de la haute voltige : il a fallu multiplier les loges, repenser le catering, mettre en place des tests… Certaines équipes ont dû effectuer plusieurs tests sur un tournage. Cela a engendré des coûts supplémentaires pouvant s’élever à des dizaines de milliers d’euros ! »

Les salles : le sel du métier

« Côté diffusion, la crise a fait le jeu des plateformes. Les conséquences vont être énormes. Je ne suis pas contre… Quand on produit un film pour Netflix et qu’en quelques jours, il est vu par des millions de personnes dans le monde, honnêtement, c’est grisant. Mais on perd le sel du métier : l’excitation de voir un projet prendre forme, le présenter en festival, au public, lire les critiques, recevoir les réactions du public… Et privés de cela, on s’assèche, la créativité en pâtit. On n’a pas envie de se dire que le seul salut vient des plateformes. Si un film finit toujours sur le petit écran, il n’est pas conçu de la même manière quand il est pensé pour le grand. C’est donc toute une chaîne qui est mise à mal. Il faut absolument trouver une façon de rééquilibrer le rapport de forces ! »

« Je suis allé au cinéma le jour de la réouverture des salles (le 1er juillet dernier, NDLR) : le public était présent et tout était mis en place pour respecter la jauge, les distances… Il faut continuer à défendre et à sanctuariser les salles de cinéma. Aller au ciné, ce n’est pas seulement voir un film, c’est une expérience sociale, collective : on retrouve des amis, on va prendre un verre, manger au resto, on peut discuter aussi avec des inconnus à la sortie… C’est un moment de partage. » Dans le même ordre d’idées, le producteur plaide également pour une autre approche du cinéma par les salles elles-mêmes : « Elles ne doivent plus juste programmer des films en misant sur ceux qui vont leur rapporter le plus ; elles doivent devenir des lieux de rencontre, donner rendez-vous au public, notamment en accompagnant les projections d’activités complémentaires… Elles doivent augmenter la dimension “expérience humaine”, le public est demandeur ! »