Kroll, duBus, Schuiten… Entre créations à chaud et anticipation sur demain, les dessinateurs belges croquent notre monde en mutation. Sous leurs traits, l’avenir a une mine (de crayon) peu réjouissante.
Les dessinateurs de presse sortent d’un cru 2020 contaminé par la Covid-19. Côté inspiration, une aubaine… devenue une corvée. « Dès mars, le coronavirus a été très inspirant », témoigne Pierre Kroll. « Ce momentum a d’abord dopé ma créativité avant qu’au second confinement, cet exercice quotidien devienne une corvée, car j’avais déjà tout dit. » Frédéric duBus nuance : « Je ne dirais pas une corvée, plutôt un casse-tête après avoir été une aubaine au printemps. »
Et demain, y pensent-ils déjà ? « Je suis un pessimiste qui croit en l’avenir », pirouette duBus. « Ma vision de demain en dessin, ce serait le même monde actuel, mais en plus moche. Si les adjectifs à lui accoler sont aussi hideux que “webinaire” ou “présentiel”, ça ne promet rien de bon. » Kroll n’est pas plus positif. « Un dessin du monde futur ? Un jour de déprime, ce serait le même qu’aujourd’hui assorti du constat sévère que côté environnement, biodiversité, réchauffement climatique, migrations, c’est loupé. Et que l’avenir est à l’aggravation de la pollution, des régimes “totalitaro-populistes”, du repli sur soi, des frontières recréées. De meilleure humeur, je ne le croquerais pas pour autant réparé et idéal. En revanche, je nourris plus d’espoir pour après-demain, sur le terrain éthique, politique, global. Je crois qu’on est engagé dans une phase plombante, mais obligée de l’Histoire avant de repartir vers un monde qui continuera de se mélanger et qui imposera certaines choses optimistes déjà en germe. »
Guerre et traits
Le tout avec ou sans Covid. Une péripétie qui, d’après Kroll, restera un élément de demain, mais qui laisse déjà un goût amer au dessinateur du Soir : « La séquence Covid a accentué le politiquement correct et même la pensée unique. On a déclaré la “guerre” au virus. Et durant les guerres, quiconque n’est pas aligné sur le discours officiel et la pensée dominante est un réfractaire, un traître. Cet “ordre sanitaire” est sacralisé par une grand-messe médiatique quotidienne en direct, sans aspérités ni expressions trop dissonantes. Perso, je ne suis ni anti-ceci ni anti-cela. Je plaide seulement pour que dans ce Tout-Covid, on donne plus de place à l’humour, décalé, sarcastique, satirique. Signe des temps, la RTBF a décidé de se passer de mes petits dessins dans ses débats… Alors que le cartoon de presse est un excellent médium pour aider le public à accepter la situation, à se consoler ou à se venger gentiment des décisions qui ont un impact sur nos vies. Cela participe à une catharsis capable d’empêcher les mécontents de se jeter dans les bras de complotistes de tous poils, hélas seule incarnation d’un discours alternatif. »
Une leçon à tirer pour l’avenir. Mais Kroll ne s’illusionne pas. « La désinvolture n’est pas pour demain, alors que la vraie liberté de presse, c’est de pouvoir déconner. Comme quand Charlie Hebdo transgressait tous azimuts en ciblant pêle-mêle femmes, musulmans, militaires, handicapés, Noirs… Quant aux caricatures du Prophète, hélas, les islamistes ont gagné. Personne n’ose(ra) plus les publier. »
L’avenir, en pire
François Schuiten, dessinateur et auteur de science-fiction, est lui loin du décryptage littéral de l’actu. Il est plus dans la métaphore, parfois anticipatrice. « Aujourd’hui, mon album La Fièvre d’Urbicande, sorti il y a trente-cinq ans, est perçu comme un écho visionnaire de la pandémie actuelle », sourit le dessinateur actuellement plongé dans un travail prospectif original au sein d’une « Red Team » recrutée par… l’armée française ! « En effet, la Défense française a demandé à une dizaine d’auteurs de science-fiction d’imaginer collectivement le monde d’ici 2040-2060. Notre groupe élabore des scénarios d’anticipation (dont je réalise également la traduction graphique). Ils consistent en des hypothèses d’avenir crédibles, potentiellement menaçantes pour la France. Quand je vois les catastrophes climatiques, les effets des migrations, le déséquilibre environnemental qui se préparent, nos scénarios se construisent naturellement sous un angle négatif. Mais, en parallèle, émerge aussi la promesse de consciences, d’énergies et d’une grande variété de choses positives. Demain slalomera entre du magnifique et de l’ultra-dangereux. Ces scénarios du pire à usage de l’armée française témoignent de nos angoisses, de nos peurs, de nos difficultés. Il faut imaginer le futur dans ses dimensions les plus négatives. Pour mieux les prévenir », conclut l’auteur des Cités obscures.