Espace de libertés | Février 2021 (n° 496)

Si l’on réduit la pandémie actuelle à un problème sanitaire isolé, l’espoir est grand de pouvoir bientôt reprendre notre vie d’avant grâce à un vaccin salvateur. Mais la pensée ne doit jamais se soumettre à la facilité. Si l’on continue à fermer les yeux, le monde va devenir un immense laboratoire médical ainsi que l’avait prévu Ivan Illich1.


Le coronavirus n’est que la partie émergée de l’iceberg. Les scientifiques estiment que la fonte du permagel due au réchauffement climatique va libérer d’anciens virus enfouis. La multiplication des déplacements, l’urbanisation croissante et l’empiétement de l’agrobusiness sur les zones restées sauvages forment par ailleurs le lit de pandémies futures qui n’auront rien d’isolé ou de fortuit. C’est, dès lors, en ayant à l’œil le problème d’un environnement systématiquement négligé par un arraisonnement capitaliste des milieux, qu’ils soient naturels ou sociaux, qu’il nous faut repenser durablement le secteur de la santé. On notera d’ailleurs que la destruction de l’environnement n’a pas pour seule conséquence la propagation de virus à l’échelle mondiale. Les décès liés à la pollution étaient ainsi estimés, de l’aveu même du président Macron, à 48 000 en France en 2018.

En ciblant trop vite les solutions (vaccins, applications numériques de traçage, etc.), les politiques ignorent une grande partie de la question et posent divers problèmes. Une réponse s’appuyant exclusivement sur les technologies de pointe ne fera que promouvoir un nouveau type d’impérialisme faisant la part belle au secteur privé au détriment des droits fondamentaux et de la justice internationale. Les pays pauvres seront toujours plus asservis aux pays riches, non seulement du fait des réquisits iniques de l’OMC et du FMI, mais aussi du fait de l’utilisation de certaines technologies (logiciels, matériel informatique, vaccins, etc.) détenues par des firmes appartenant aux pays riches.

Des pansements sur une jambe de bois

À côté du salut par la technologie, il est certes aussi question de dédommagements financiers pour les secteurs les plus touchés par la crise sanitaire. Mais le discours actuel des compensations n’est qu’un pansement localisé qui ne devrait en aucun cas être une dispense d’avoir à repenser l’économie dans sa globalité. Toute compensation pécuniaire cache un financement et n’est donc possible que là où les pays en ont les ressources. En outre, si l’on investit dans le secteur des soins de santé, sans changer le fonctionnement de notre économie, on voudra tôt ou tard un retour sur cet investissement de sorte qu’à l’humain, on préférera les technologies qui forment un marché plus rentable et, ce faisant, on retombera dans une logique de marché agressive et peu respectueuse de l’environnement.

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S’il faut soigner le secteur du soin, il faut donc surtout soigner ce qui rend malade notre société prise dans son ensemble, c’est ainsi qu’on désengorgera le secteur et qu’on lui donnera ce dont partout il a le plus besoin  : pouvoir enfin respirer. Ce changement de notre société implique de reconsidérer la notion même de soin. Pourquoi le « soin » est-il une notion que l’on utilise seulement quand les individus sont malades ? Pourquoi n’est-ce pas notre mode d’être par défaut, tel que le prône l’éthique du care issue de l’éco-féminisme ?

Homo sanus in terra sana

La fiction de l’Homo economicus nous a détournés de ce modèle. Mais le marché qu’il sert ne marche pas, il démarche agressivement. Il s’invite par la publicité et les lobbys dans nos foyers, les gangrène de l’intérieur et nous force à consommer de la nourriture de moins en moins saine et respectueuse des milieux qui la produisent. Rappelons, à la suite de l’analyse faite en 2015 par Vandana Shiva, que seulement 30  % de ce qui nourrit l’humanité provient de l’agrobusiness qui est pourtant responsable de 75  % des dégâts écologiques infligés à la planète2.

Même en partant d’intentions supposées bonnes, on crée des désastres si l’on ne prend pas soin du milieu dans lequel on investit son énergie. Pensons ici au « philanthro-capitalisme » de Bill et Melinda Gates qui, sous prétexte de lutter contre la famine en grossissant les chiffres d’une production déterminée, crée des dépendances vis-à-vis de firmes disposant de monopoles, détruit les traditions locales, et diminue à terme la production globale de nutriments en épuisant les sols et en imposant des espèces transgéniques peu nutritives. À ces impacts directs, il faut joindre les aspects généraux du non-respect de l’environnement comme le réchauffement climatique.

Tous les pays n’auront pas les moyens financiers de s’adapter aux conséquences de celui-ci. Faute de solutions locales, les gens chercheront le salut ailleurs. Le problème des migrations se renforcera alors. Une solution en amont est donc plus que jamais nécessaire. En lieu et place de la production de masse aux fins d’objectifs arbitrairement planifiés, pourquoi ne pas faire reposer, à l’instar de la permaculture et des mouvements de transition qui s’en inspirent, l’économie sur les relations bénéfiques que les éléments entretiennent les uns avec les autres ? Attentif au milieu de production, on envisagerait alors cette dernière en même temps que ses rétroactions sur l’environnement. La santé globale de la planète dépend de cette vision complexe. Il en va de même du droit des générations futures à disposer d’un environnement viable. Mais comme les effets généraux de la crise climatique se font sentir aujourd’hui, il est urgent que, conjointement à la promotion d’une production respectueuse des différents milieux de vie, la convention de Genève soit élargie pour intégrer le cas des réfugiés climatiques.

Ensemble, on peut contraindre nos représentants à exiger cet élargissement. Ensemble, on a aussi le pouvoir de taxer les transactions financières qui alimentent le capitalisme, de boycotter l’agrobusiness et de promouvoir l’économie circulaire. Ayons le courage de le faire, car la transition est la seule voie viable si l’on veut reconstruire une société qui respire la santé à partir de ce monde qui, à bien des égards, s’est déjà effondré. Face aux catastrophes, ne choisissons pas la voie du cynisme, mais celle de l’humanisme, la foi en la capacité humaine à s’autoréguler et à faire preuve de sollicitude.


1 Ivan Illich, Limits to Medi­cine. Medical Nemesis : The Expropriation of Health, London, Boyars Publishers, 1975.
2 Vandana Shiva, Qui nourrit réellement l’humanité?, Arles, Actes Sud, 2020, p. 12.