ovid-19 incluse, la plupart des épidémies de ces dernières décennies sont des zoonoses, transmises de l’animal à l’homme. L’impact de l’activité humaine sur son milieu naturel – déforestation, agriculture et élevage intensifs, réchauffement climatique – devrait de plus en plus nous confronter à ce type de pandémies à l’avenir.
Le bouc émissaire a d’abord été une chauve-souris, avant de prendre les traits écailleux d’un pangolin. Bien que le monde scientifique n’ait pas encore établi avec certitude comment le coronavirus s’est transmis de cet animal (ou de ces animaux) à l’humain, une certitude s’est rapidement imposée : l’épidémie avait pour épicentre le marché Huanan, à Wuhan, où sont entre autres vendus serpents, grenouilles, castors, chauve-souris, faons, porcs-épics, civettes, etc. Pour garantir leur fraîcheur, beaucoup de ces animaux sont vendus encore vivants sur les étals du marché ; de quoi multiplier les risques de contact entre l’humain et la faune, et les risques de transmission d’un virus entre espèces.
Et c’est ce qui s’est passé avec la Covid-19, une maladie dite zoonotique, car pouvant se transmettre des animaux à l’humain. Abstraction faite de son ampleur, l’épidémie actuelle est loin d’être un cas isolé : le VIH et Ebola étaient hébergés chez des primates avant de contaminer des populations autochtones et des chasseurs. Au Moyen-Orient, au début des années 2010, le virus Mers-CoV s’est transmis à l’homme par des chameaux, eux-mêmes contaminés par des chauves-souris venues trouver refuge dans une oasis. En 1999, un élevage de porcs construit en lisière d’une forêt malaisienne avait été contaminé (là encore par des chauves-souris) par le virus Nipah, qu’il avait ensuite transmis à l’humain.
« Alors que durant le siècle dernier, on a vu disparaître bon nombre de pandémies et de maladies grâce à la médecine hygiéniste, aux vaccins, aux antibiotiques, etc., on assiste depuis la fin du xxe siècle à une nette recrudescence des épidémies d’origine animale », retrace Thierry Hance, professeur en écologie à l’UCLouvain au sein du Earth and Life Institute. Selon une estimation du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) d’avril 2020, environ 60 % des maladies infectieuses chez l’homme sont aujourd’hui des zoonoses, de même que trois quarts des maladies infectieuses émergentes.
Une « fatalité »
Revenons-en à notre affaire de bouc émissaire. Et si, en matière de zoonoses, il ne s’agissait en fait ni de la chauve-souris, ni du pangolin, ni d’ailleurs d’aucun autre animal sauvage diabolisé, mais plutôt de l’homme lui-même ? Les études qui établissent un lien manifeste entre l’impact de l’activité humaine sur son milieu naturel et la probabilité de voir les pandémies zoonotiques grimper en flèche dans un futur proche se sont multipliées ces dernières années. Un symptôme de l’anthropocène, cette nouvelle ère dont le terme est utilisé pour caractériser l’incidence significative des activités humaines sur l’écosystème terrestre.
Un avenir pandémique ? C’est une « réalité », voire une « fatalité », selon Thierry Hance : « L’Organisation mondiale de la santé publie des avertissements à ce sujet depuis plusieurs années déjà : les zoonoses seront l’une des menaces majeures en matière de santé dans les prochaines décennies. » Le spécialiste décrypte deux dynamiques sous-jacentes à ce diagnostic : d’une part, la croissance sans relâche de la population mondiale et donc des besoins en terres agricoles, qui impliquent « qu’on se rapproche du milieu naturel sauvage et qu’on s’expose davantage aux contaminations ». D’autre part, la vitesse de propagation du virus, une fois transmis à l’humain, que notre mode de vie de plus en plus mondialisé décuple. À quoi s’ajoute un troisième facteur : le changement climatique. « Dans le cas de maladies propagées par les moustiques, c’est très clair. On retrouve désormais le moustique-tigre dans la vallée du Rhône ou le moustique japonais chez nous en raison d’hivers de plus en plus doux, qui permettent aux larves de survivre. »
Concentration d’espèces « hôtes »
Selon des estimations parues dans la revue Science en 2018 et reprises dans le dernier rapport de l’IPBES (une plateforme intergouvernementale d’experts de la biodiversité rattachés à l’ONU), les mammifères et les oiseaux hébergeraient 1,7 million de virus encore inconnus, dont 827 000 pourraient infecter les humains. Plus l’homme se rapproche de milieux naturels dont il se tenait jusque-là à distance, plus il risque de s’exposer à ces zoonoses en « hibernation ».
Publié en août dernier, le rapport de l’IPBES souligne que près de 16 % des habitats terrestres et 66 % des habitats humains ont été significativement modifiés en un peu plus de quarante ans. Et alerte explicitement sur les liens entre cette dégradation des milieux naturels et l’exposition à des virus dangereux d’origine animale.
« Ce sont les mêmes activités humaines qui sont à l’origine du changement climatique, de la perte de biodiversité et, de par leurs impacts sur notre environnement, du risque de pandémie », affirme le docteur Peter Daszak, président de l’EcoHealth Alliance, qui a dirigé le rapport de l’IPBES. « Les changements dans la manière dont nous utilisons les terres, l’expansion et l’intensification de l’agriculture, ainsi que le commerce, la production et la consommation non durables perturbent la nature et augmentent les contacts entre la faune sauvage, le bétail, les agents pathogènes et les êtres humains. C’est un chemin qui conduit droit aux pandémies. »
La diminution de la biodiversité joue en effet un rôle clé : en août dernier, des chercheurs du University College de Londres ont publié dans la revue Nature une étude portant sur les écosystèmes modifiés par l’humain (zones naturelles converties en terres agricoles ou en villes). Leur conclusion : les animaux qui subsistent dans ces environnements sont davantage porteurs d’agents pathogènes et susceptibles de transmettre ceux-ci à l’humain. A contrario, les espèces animales « non hôtes » – moins porteuses de virus ou moins à risque de les propager à l’homme – ont davantage tendance à être « évincées » de ces espaces naturels confisqués par l’homme. « L’intensification favorise les espèces porteuses de maladies et davantage susceptibles de propager celles-ci à l’humain. On ne peut donc pas compter sur l’effet de dilution qu’apporterait la biodiversité, mais on subit au contraire un effet de concentration. Tout est intriqué », appuie Thierry Hance.
Approche préventive
Quelles pistes d’action face à un avenir si lugubre ? Dans leur rapport, les experts de l’IPBES s’essaient à un brin d’optimisme : « Les preuves scientifiques conduisent à une conclusion encourageante. Nous avons la capacité de prévenir les pandémies », a fait valoir le docteur Daszak. « Mais la manière dont nous les abordons actuellement ignore largement cette capacité […]. Pour nous échapper de l’ère des pandémies, nous devons, en plus de la réaction, nous concentrer sur la prévention. »
Un profond changement d’approche qui s’avérerait avantageux sur le plan économique. Selon le rapport des experts de l’ONU, la prévention des pandémies coûterait jusqu’à 100 fois moins cher que la gestion a posteriori de leurs ravages. Une prévention qui passe en particulier par la taxation des activités qui encouragent la déforestation (la consommation de viande, notamment) et un financement accru des initiatives de surveillance conjointe de la santé animale et humaine.
Pour le professeur en écologie de l’UCLouvain, il faut aussi davantage de régulation en matière d’alimentation : « Notamment la mise en place de lois internationales sur le commerce du bétail et sur la consommation de viande de brousse, qui a toujours lieu malgré son interdiction dans l’Union européenne. » Selon une étude du SPF Santé publique (décembre 2019), 44 tonnes de viande de brousse arrivent ou transitent chaque année par Brussels Airport.
En matière d’élevage, les zoonoses appellent aussi à la remise en question des « méga-fermes », à 1 000 vaches ou aux milliers de cochons. L’exemple récent du Danemark, où 15 millions de visons porteurs d’une forme mutée du coronavirus ont dû être abattus en novembre, a récemment rappelé l’ampleur irréversible d’une épidémie lorsqu’elle trouve sa place dans un élevage intensif.
La recherche à ses débuts
Aux impératifs sanitaires et écologiques que posent les pandémies, certains seront tentés d’opposer une simple question : comment subvenir aux besoins des près de 10 milliards d’individus que comptera la planète en 2050 ? Selon Thierry Hance, la solution ne passe pas par l’intensification de l’agriculture et de l’élevage, mais commence par la lutte contre le gaspillage alimentaire : « On jette actuellement un tiers de notre alimentation à la poubelle. Une répartition correcte de ce qui est produit permettrait d’éviter d’augmenter la proportion de terres agricoles et d’empiéter sur les milieux forestiers. La FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) l’affirme : on est capables de nourrir 12 milliards d’êtres humains sur Terre. »
Enfin, nul doute que la prévention et l’anticipation des zoonoses passeront aussi par les progrès de la science en la matière. En 2015 déjà, un article scientifique intitulé « Zoonoses virales et émergence : la recherche ne fait que commencer » dressait le constat suivant : « L’étude des mécanismes permettant au virus de s’adapter à l’espèce humaine revêt un intérêt tout particulier, non seulement pour prévenir l’émergence de nouvelles épidémies en développant des outils de lutte antivirale spécifiques, mais aussi pour comprendre les processus adaptatifs d’un virus à son hôte […]. On peut prévoir que ces recherches vont se développer dans les années à venir. »1
1 Anna Salvetti et Sylvain Baize, dans Médecine/Science, décembre 2015.