Espace de libertés | Février 2021 (n° 496)

Dossier

S’il est un « bien » que l’humanité partage massivement, c’est l’air, ces molécules invisibles que nous respirons tout.e.s et qui nous sont vitales. Raison pour laquelle nous devons aborder collectivement les problématiques du réchauffement climatique, de la pollution et de la préservation d’une atmosphère viable. Car une chose est claire : il n’y a rien de plus circulaire que l’air !


« Saviez-vous que l’air que vous respirez a un impact sur votre santé ? » Cette question a été posée par Bruxelles environnement en ce début d’année. Et pour cause : Bruxelles fait partie des villes où la qualité de l’air est souvent pointée du doigt, car la pollution y dépasse régulièrement les taux susceptibles d’avoir des conséquences importantes sur notre santé. Selon certaines estimations, la pollution de l’air serait même responsable de la mort prématurée de quelque 15 000 Belges chaque année. Toujours selon l’Institut environnemental, « une exposition de longue durée aux particules fines (PM10) et très fines (PM2,5) représenterait le principal risque sanitaire de la pollution de l’air. On estime que cette exposition entraînerait une détérioration anticipée de la qualité de vie de 1 à 18 mois ». Une étude allemande estime même que la pollution (aux particules fines, au dioxyde d’azote, à l’ozone) réduit notre espérance de vie de 3 ans, à l’échelle planétaire, qu’il s’agirait du fléau le plus impactant en termes de conséquences létales et sur notre santé1.

Un problème de santé publique sous-estimé, scandent depuis longtemps des associations citoyennes et les professionnels de la santé, qui estiment aussi que les mesures de qualité de l’air effectuées jusqu’à présent dans la capitale belge n’étaient pas fiables, car sous-estimées. Un nouveau projet d’étude de la qualité de l’air impliquant des citoyens et des écoles – de même qu’une plus grande dissémination des lieux de mesure de la qualité de l’air – est d’ailleurs en cours depuis l’année dernière, en vue d’adapter les mesures à prendre en compte pour restaurer une situation plus viable.

Gaz en stock

Si l’enjeu est a fortiori planétaire, il est aussi complexe, en raison de ses spécificités ! Comme le précisait Jean-Pascal van Ypersele, climatologue, ancien vice-président du GIEC et professeur à l’UCL dans Espace de libertés de mai 2018, « le CO2 a le très mauvais goût de s’accumuler dans l’atmosphère durant des décennies, c’est un polluant de stock. Entre 15 et 40 % du CO2 que l’on émet aujourd’hui sera encore là dans 1 000 ans ! Je pense que c’est d’ailleurs quelque chose que pas mal de décideurs n’ont pas encore compris. Certains s’imaginent sans doute que si un jour le problème climatique devenait trop grave, on pourrait peut-être, grâce à la technologie du moment, arrêter les émissions et le faire disparaître. Ils oublient que le CO2 émis depuis la révolution industrielle a épaissi la couche isolante autour de l’atmosphère pour très longtemps ».

Hormis pour quelques indécrottables climatosceptiques, il est aujourd’hui indéniable que l’activité humaine est à l’origine de l’accroissement des gaz à effet de serre (GES) et que la solution ne passera que par des mesures drastiques pour les réduire afin d’éviter un réchauffement à +1,5 °C et les catastrophes qui en découleraient. Pour atteindre ce but, il faudrait notamment réduire de 7 % les émissions de CO2 chaque année, d’ici 2030. Et… ce fut le cas en 2020 ! Covid et confinement ont eu à ce niveau un effet positif, selon le Global Carbon Project2. Mais il s’agit d’un résultat que l’organisation estime temporaire, puisque ces taux résultent de facteurs exceptionnels et non de l’adoption de politiques environnementales ou de techniques durables employées en vue d’atteindre cet objectif.

11

« Le CO2 a aussi le mauvais goût d’être invisible. Pourtant, statistiquement, nous en émettons 12 tonnes par an en Belgique, soit une tonne par mois. Si c’étaient des particules carbonées, elles seraient visibles, pour le moins au moment de l’émission. Avec le smog, par exemple, la pollution de l’air se voit à grande échelle. Mais le CO2 est invisible, ce qui ne signifie pas qu’il n’y a pas de répercussions sanitaires. Une récente étude expérimentale chez l’homme suggère un effet du CO2 sur la performance psychomotrice (prise de décision, résolution de problèmes) à partir de 1 000 ppm. Imaginez le jour où l’on aurait 1 000 ppm de CO2 dans l’atmosphère : on n’aurait plus beaucoup d’endroits où se réfugier, et ouvrir une fenêtre pour l’évacuer ne servirait plus à rien. Or, une telle concentration en CO2 correspond à ce que nous aurions à la fin du siècle dans le scénario supérieur du GIEC, dit RCP 8.5. Ce qui veut dire qu’effectivement, à ce moment-là, non seulement on aurait des effets climatiques, mais une atmosphère qui donne un mal de tête à tout le monde. Est-ce qu’on imagine cela ? Que ferait-on ? Acheter de l’oxygène, comme en Chine où les gens riches ont des purificateurs d’air chez eux ? Cela coûte très cher ! Et donc, encore une fois se pose la question de l’égalité des droits pour quelque chose d’aussi fondamental que respirer. »

Bouger les lignes. Vite!

Comme l’indiquait le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, il y a quelques semaines, « les cinq années qui ont suivi l’accord de Paris, signé en 2015, ont été les plus chaudes jamais enregistrées. Les concentrations de gaz à effet de serre en 2021 atteindront des sommets inédits depuis des millions d’années ». Il insiste : « Il est urgent d’agir. Et de proposer un “nouveau pacte mondial”. » Les plans de relance adoptés aujourd’hui par les États européens ainsi que par les États-Unis et la Chine auront un impact considérable sur l’avenir de notre planète et, forcément, sur le nôtre. Pour l’instant, tous les espoirs ne sont pas permis, vu que les pays du G20 ont promis au moins 234 milliards de dollars d’argent public en faveur des énergies fossiles, contre 151 milliards pour les énergies propres3. Nous sommes donc face à un momentum, et une énorme responsabilité face aux générations futures.

Pour lutter contre le réchauffement climatique issu des GES, une synergie mondiale est donc nécessaire. Ce qui est loin d’être acquis… « On a beaucoup parlé des acteurs politiques, qui ont une très grande responsabilité pour créer le cadre incitatif et réglementaire, mais les acteurs économiques ont leurs responsabilités aussi. La plupart des grandes entreprises continuent à émettre du CO2 et d’autres gaz à effet de serre comme si de rien n’était, en obéissant juste à la réglementation européenne en service minimum », ajoutait Jean-Pascal van Ypersele dans nos pages en 2018. Afin de dépasser ces « mauvaises pratiques », il urge de se baser sur les nouveaux paramètres scientifiques dont nous avons connaissance, mais également de booster une évolution culturelle et des mentalités. Le Green Deal européen, source d’espoir, même si critiqué par ses opposants, sera donc scruté sous toutes les coutures par les défenseurs de l’environnement et par les partisans de politiques plus écologiques, durant toute la législature. Et concrétiser ses axes les plus ambitieux ne sera pas une mince affaire au vu de la place occupée par la crise sanitaire et économique dont les coûts pèseront durant des années sur nos sociétés.

Une approche holistique

Parmi les sources d’espoir de changement, pointons cependant l’approche préconisée par One Health, qui commence à s’immiscer dans les débats. Ce concept n’est pas encore fort connu du grand public, mais il est pourtant à l’agenda des grandes institutions internationales de santé publique et des Nations unies4. Santés humaine, animale et environnementale étant intrinsèquement liées selon cette logique holistique, dont la vision globale des enjeux de notre humanité et les interactions entre ces différents éléments constituent aussi un changement de paradigme. Du moins, pour le monde occidental. Différentes cultures ancestrales comme celles des Aborigènes, des Amérindiens, des Indiens d’Amazonie, entre autres, se sont toujours basées sur cet équilibre à maintenir entre leur biotope naturel et les activités humaines. La différence de l’approche One Health résidant certainement dans ses apports scientifiques, alors que la cosmogonie de ces peuples ancestraux se situe dans une dimension plus cultuelle, propre à leur histoire. Mais le point commun se niche malgré tout dans la position de l’être humain, qui est non seulement un maillon de cette conception circulaire de la santé, laquelle peut subir l’impact des déséquilibres existant dans les biotopes naturels, mais aussi à cause du rôle prédateur de l’homme. Il s’agit donc d’une position active et non passive de l’homme, qui est par essence responsable de son avenir, puisqu’il pose des choix, en connaissance de cause.

Si l’approche One Health est aujourd’hui préconisée afin d’éviter de nouvelles pandémies issues de zoonoses, sa vision ne s’arrête pas là. Ce concept peut entre autres, s’extrapoler à la nécessité de se préoccuper d’urgence de la qualité de l’air que nous respirons et que nous respirerons les prochaines années, puisque – nous l’avons vu en début d’article – les émissions de GES actuelles seront encore présentes dans l’atmosphère pour des décennies. Par ailleurs, n’oublions pas que la chaîne de répercussions ne s’arrête pas à la qualité de l’air. L’incidence se marque aussi au niveau des vagues de chaleur, qui sont également source de décès supplémentaires, mais aussi de déplacements de populations puisque les terres brûlées perdent leur fertilité. L’accès à l’alimentation est donc aussi en jeu. Les changements environnementaux et climatiques modifient encore les probabilités d’interactions entre les populations humaines et non humaines, avec, nous l’avons vu, l’introduction de nouveaux agents infectieux, des maladies vectorielles (transmises, entre autres, par les moustiques ou les tiques) qui peuvent se transformer en épidémies. Plus paradoxalement, cela a une incidence sur l’accroissement de la pluviosité dans certaines zones. « Les pluies très intenses se multiplient, puisque, quand le climat se réchauffe, il y a plus de vapeur d’eau qui s’évapore des océans, ce qui favorise les inondations. Or, ce sont les événements extrêmes de ce genre qui ont les pires conséquences », corrobore le climatologue.

Il est clair que la qualité de l’air dépend de nos choix actuels. Elle fait partie intégrante d’une approche circulaire de la santé qui décloisonne les différentes disciplines. La seule qui puisse à la fois intégrer l’ensemble des risques d’« effet papillon » découlant des activités humaines et donc de développer une politique d’anticipation des futures crises auxquelles nous risquons d’être confrontés, mais aussi de se prévaloir d’une vision équitable de l’humanité.

 


1 Jos Lelieveld, Andrea Pozzer, Ulrich Pöschl, Mohammed Fnais, Andy Haines et Thomas Münzel, « Perte d’espérance de vie due à la pollution atmosphérique par rapport à d’autres facteurs de risques : une perspective mondiale », dans Cardiovascular Research, vol. 116, no 11, 20 septembre 2020.
2 Cf. www.globalcarbonproject.org.
3 AFP, « 2020, un tournant pour les émissions de CO2 ? », dans La Libre Belgique, 27 décembre 2020.
4 En Belgique, voir www.biodiversity.be et www.sciensano.be.