Le 5 avril prochain, la loi dépénalisant partiellement l’avortement en Belgique, dite « loi Lallemand-Michielsen », aura 30 ans. Les débats sur le sujet – plus précisément sa dépénalisation complète et les modalités d’application – demeurent très vifs. L’influence de l’Église sur les médecins ne date pas d’hier et une question persiste chez certains : l’avortement constitue-t-il un droit des femmes ou des enfants à naître ? Retour historique sur un sujet sensible.
Rappelons que, depuis ses débuts, l’Église catholique condamne l’avortement. De nombreuses discussions agitent, au fil des siècles, les théologiens pour déterminer à partir de quand le fœtus est animé d’une âme. L’idée selon laquelle l’animation est « immédiate » s’est fort répandue et la majorité des médecins, alignés sur l’Église, la suivent des siècles durant.
Au xixe siècle, le débat autour de l’avortement thérapeutique émerge chez les médecins, parmi lesquels se comptent désormais des libres penseurs. Les premières polémiques médicales ont lieu vers 1850. À cette époque, l’accent est mis sur la question de savoir si l’avortement médical est autorisé pour sauver la vie des femmes enceintes : la plupart des médecins libéraux sont favorables à l’avortement médical, tandis qu’un certain nombre de médecins catholiques s’y opposent.
Quelles différences entre les débats d’alors et ceux d’aujourd’hui ? Elles sont nombreuses. Au milieu du xixe siècle, l’avortement pour des raisons psychosociales (et non thérapeutiques) est puni par le Code pénal, mais il ne fait pas encore l’objet de débats politiques. Il le devient au xxe siècle, divisant profondément partisans et adversaires de sa (dé)pénalisation. Après la dépénalisation partielle votée en 1990, on assiste à un élargissement, voire un déplacement du débat. La question de savoir si l’avortement thérapeutique est légal n’est plus centrale. Ce sont les limites éthiques autour du terme autorisé de l’avortement et les implications médicales qui y sont associées. Cette question-là est ancienne. Déjà au xixe siècle, les médecins se disputaient pour savoir lesquels des intérêts de la femme ou de ceux du fœtus devaient être privilégiés.
Un acte médical à forte dimension éthique
L’avortement n’est pas une procédure médicale comme les autres. Une autre partie – le fœtus – est concernée. Les objections éthiques découlant de cette situation ont été exprimées dans la lettre ouverte contre l’extension du délai légal d’avortement. De leur côté, les médecins favorables à l’allongement du délai ne considèrent pas non plus l’IVG comme un acte anodin.
Au xixe siècle, les intérêts des femmes et des fœtus étaient encore plus opposés. Sans avortement médical préventif, les femmes ayant un bassin étroit risquaient de mourir en couches. La seule alternative à cette issue mortelle pour le fœtus, à savoir la césarienne, donnait généralement naissance à des enfants vivants, mais n’offrait en revanche guère de chance de survie aux femmes. Faute de techniques de suture, d’antiseptique et d’asepsie, la plupart mouraient d’infections et d’hémorragies internes jusqu’à la fin du xixe siècle. En bref, les médecins confrontés à ce dilemme devaient choisir entre la vie de la femme (avortement médical) et celle du fœtus (césarienne).
Les discours sur l’IVG ont changé depuis le xixe siècle, mais la question de l’appropriation du corps de la femme reste sensible. © Romy Arroyo Fernandez/NurPhoto
Le choix du fœtus
Face à ces positions antagonistes, comment les médecins justifiaient-ils leur choix et dans quelle mesure la voix des femmes comptait-elle ? En gros, deux positions s’opposaient. Les médecins catholiques – défenseurs, pour la plupart, de la doctrine de l’Église – étaient contre l’avortement médicalisé, se référant au commandement chrétien : « Tu ne tueras point. » Selon eux, toute créature, même un embryon à naître et apparemment invisible, avait droit à la vie. Dans la pratique, il faut toutefois bien dire qu’ils ne réussissaient guère à persuader les femmes (et leur famille) de subir une césarienne.
Les médecins libéraux justifiaient quant à eux l’avortement médical en arguant de l’infériorité de la vie à naître. Les fœtus, créatures végétatives et parasites vivant aux dépens de la mère, étaient inexistants socialement et étaient incapables de survivre hors de l’utérus. En conséquence, s’il fallait choisir entre deux vies, ils étaient enclins à privilégier ce qu’ils considéraient comme le moindre mal : la mort du fœtus. Ils invoquaient en outre le fait que, contrairement à leurs collègues catholiques, ils n’avaient aucun mal à obtenir de la part des femmes (et de leur famille) l’autorisation de pratiquer un avortement médicalisé.
Dans le débat actuel, le statut du fœtus à naître est également crucial pour les médecins. Les opposants à la prolongation du délai légal d’avortement ont notamment fait valoir que les fœtus de dix-huit semaines étaient terriblement proches de la limite de la viabilité. Les opposants ont en revanche avancé que le stade de viabilité – à partir de vingt-deux semaines environ – est encore suffisamment éloigné dans le cas d’une IVG tardive et que les fœtus de dix-huit semaines sont encore très petits.
Le choix des femmes
Si l’on compare le discours des médecins sur les femmes au xixe siècle à celui d’aujourd’hui, force est de constater un énorme changement de perspective. Au xixe siècle, il était évident pour tous les médecins que la vie des femmes ne se justifiait que par leur fonction procréatrice. Les catholiques allaient le plus loin dans ce raisonnement. Selon eux, il incombait aux futures mères de prendre soin de leurs enfants dès la conception. Les médecins libéraux, en revanche, n’attendaient pas des femmes qu’elles éprouvent un amour inconditionnel pour un fœtus dans le cas où leur vie était en danger. Cependant, dans des circonstances normales, ils estimaient eux aussi que les femmes devaient être des mères par-dessus tout.
La question de savoir si l’avortement thérapeutique est légal n’est plus centrale. Ce sont les limites éthiques autour du terme autorisé de l’avortement et les implications médicales qui y sont associées.
Depuis la deuxième vague féministe des années 1960, 1970 et 1980, les droits des femmes à la liberté, à l’autonomie et à l’autodétermination sont devenus centraux dans le discours social. Dans le débat actuel sur l’augmentation du terme légal de l’avortement, les opposantes à l’extension du délai ont mis en avant les conséquences psychosociales d’une IVG sur les femmes. Les partisans ont quant à elles invoqué les effets psychosociaux d’une grossesse et d’une charge parentale non désirées. Ils et elles partent du principe que la liberté de choix des femmes et leur situation personnelle, parfois difficile, expliquent pourquoi il arrive à certaines de décider d’interrompre une grossesse plus tard que la période légalement autorisée de douze semaines. Ils et elles mettent également en avant le fait que, les contraceptifs d’aujourd’hui provoquant une aménorrhée, beaucoup de femmes réalisent très tard, parfois trop tard, qu’elles sont enceintes.
Pour l’instant, une majorité de l’Assemblée est favorable à un assouplissement du terme légal de l’avortement. Reste à voir comment les cartes vont se distribuer lors des prochaines négociations gouvernementales.