Espace de libertés | Mars 2019 (n° 477)

« On ne se croit plus! ». Entretien avec Marie Peltier


Grand entretien

Très vivace, particulièrement sur les réseaux sociaux, le complotisme se nourrit des obsessions contemporaines. Mais derrière cette mouvance qui semble évoluer avec une viralité autonome, certains acteurs tirent sciemment les ficelles, en récupérant à leur compte les clivages et les souffrances contemporaines. Décryptage avec l’historienne Marie Peltier, spécialiste de la question.


Le complotisme et les fake news, est-ce la même chose ?

Il y a une grande confusion entre les deux. Je suis très réticente à l’utilisation du terme fake news, car il est dépolitisant et utilisé par des acteurs politiques présents dans le débat public qui s’accusent tous de diffuser de fausses informations. Rappelons-nous que c’est Trump qui a banalisé cette expression à chaque fois qu’un média le critiquait ou lui posait une question dérangeante. Il y a donc un problème sémantique lié à cette formulation. De plus, elle situe la question au niveau du mensonge et de la vérité. Or, c’est justement l’enjeu du problème actuel puisque l’on est dans une époque qui réinterroge la signifiance de la vérité et du fait. C’est devenu extrêmement confus à cause d’un climat politique au sein duquel le complotisme a pris beaucoup d’importance. Il s’agit pourtant d’un vieil outil, d’une vielle forme de pensée idéologique qui consiste à voir une mise en scène derrière le récit que l’on nous donne des événements, au service d’intérêts cachés. Cette rhétorique-là existe sous une forme pure et dure depuis la fin du XIXe siècle, mais elle s’est aujourd’hui largement généralisée. De plus, il y a aujourd’hui un imaginaire de la défiance qui accompagne un climat de discrédit. On ne se croit plus. C’est le résultat de la séquence politique dans laquelle nous sommes entrés depuis le début des années 2000.

L’accroissement du complotisme est-il multifactoriel ?

Pour beaucoup de gens, il s’agit d’une tentative de réenchantement, à la fois face à un réel complexe, mais aussi à un échec relatif des grandes religions et idéologies. C’est donc une sorte de refuge contemporain. Mais cela dit aussi quelque chose de notre rapport à la mémoire. Nous visons une rupture mémorielle relative à la Deuxième Guerre mondiale, ce qui change notre rapport aux faits. Certaines évidences pour les générations précédentes – le « Plus jamais ça » représentait une balise très forte – n’en sont plus pour la nouvelle génération, car il n’y a plus d’accès direct à cette mémoire. C’est aussi fortement lié à notre rapport à la science et à la rationnalité, avec certains faits que l’on ne questionnait plus. Alors qu’aujourd’hui, un nombre considérable de personnes remettent même en cause le fait que la Terre soit ronde ! Nous sommes face à un problème de croyances, d’éducation, mais aussi d’éthique : cette prépondérance que l’on a donné aux faits comporte également son écueil, à savoir le dogme de la neutralité. On ne se positionne plus sur rien ! Et l’on voit bien qu’aujourd’hui, il y a une grande demande citoyenne de positionnement éthique. On ne reproche pas tant aux journalistes ou politiciens d’avoir une opinion, mais le fait qu’ils n’assument pas cette opinion. On leur reproche finalement de se prétendre neutres, alors qu’ils défendent quand même une vision du monde et des intérêts, ce qui est vrai. Je pense que dans les cercles d’intellectuels, de leadership, de pouvoir, on doit faire notre examen de conscience. Car cette demande de transparence, d’authenticité est devenue très prégnante dans le débat public. La posture, cela ne fonctionne plus ! Le discours d’injonction et d’autorité non plus. C’est une bonne chose, mais cela implique une exigence aiguë par rapport à notre parole. Et lorsque l’on fait des erreurs, il faut être prêt à le reconnaître.

En même temps, nous vivons toujours dans une société aux structures très pyramidales. Ce contre quoi se battent, entre autres, les gilets jaunes ?

En effet, mais le discours ascendant n’a plus de prise. Les gilets jaunes ont de fait un discours anti-élites, d’ailleurs avec des projections imaginaires sur qui se retrouve dans ces élites. Car cela s’accompagne par exemple d’un rejet des intellectuels, de la parole d’analyse qui est décribilisée, car perçue comme une tentative de perpétuer un rapport de domination, ce qui rend l’exercice de la parole très compliqué.

Votre avant-dernier livre, qui portait aussi sur le complotisme, est sous-titré La maladie d’une société fracturée. De quelle fracture parlez-vous ?

Je fais remonter cette fracture au début des années 2000, lorsque Bush, ainsi que d’autres gouvernements, ont donné au 11 septembre une couleur très civilisationnelle, en clivant la société. Avec des discours comme : « Vous êtes avec nous ou contre nous », « l’axe du mal », Bush a créé un nouveau pacte. De nombreuses personnes ne se sont pas reconnues dans ce type de discours ou se sont sentis mis au banc, pas seulement les personnes d’origine musulmane, d’ailleurs. Et cela a généré un désaveu dans le débat public, qui s’est accentué avec l’intervention en Irak suite à un mensonge, en 2003. Sur ce désaveu sont venus se greffer des discours de propagande, qui ont creusé la scission, avec une polarisation entre ce qui serait d’une part le discours officiel, avec ses défenseurs, et les discours de propagande et ses récits alternatifs. Aujourd’hui, cela a abouti à l’élection de Trump, avec les anti-systèmes qui arrivent à la tête du système. Ce qui est une imposture, puisqu’il a surjoué ce côté anti-système, en se reposant énormément sur les réseaux conspirationnistes, de surcroît. Ce fut un moment de basculement, une sorte de victoire du récit de propagande, pro-régime autoritaire, à la fois antisémite, mais aussi anti-musulmans, sexiste, homophobe. D’ailleurs, la première décision qu’il a adoptée, c’était le muslim ban, en affirmant parallèlement, lors de la journée de remémoration de la Shoa, que « cela ne visait pas spécialement les juifs ». Les racines du complotisme et de l’antisémitisme sont intrinsèquement liées. On a tous les éléments sémantiques de ce phénomène.

Pourtant, si le complotisme est prégant aujourd’hui, ce n’est pas un phénomène nouveau ?

Dans les pays occidentaux francophones, le complotisme, sous sa forme structurée idéologiquement, apparaît vers la fin du XVIIe siècle à l’époque de la Révolution. C’est important à souligner, car il s’agit d’une arme hostile aux mouvements révolutionnaires, à l’émancipation, à la démocratie. Cela venait à l’époque d’éléments monarchistes et catholiques, avec comme cible les francs-maçons et les Illuminés de Bavière. Au cours du XIXe siècle, cette rhétorique s’est diffusée au travers de la littérature antisémite, avec une focalisation sur le complot judéo-maçonnique, notamment avec le « discours du rabin », qui décrit une fomentation de conquête du monde au travers des révolutions, qui a servi de modèle au fameux « protocole des sages de Sion ». Rappelons que c’est la police du tsar qui commande ce faux, dans un contexte de révolution russe. Le tsar ne l’utilisera finalement pas, ce qui n’empêche pas le texte d’être diffusé largement, Hitler y fera même allusion. Depuis l’arrivée du Net, des acteurs de propagande sont allés rechercher ces vieux (faux) textes et les ont remis au goût du jour, avec les obsessions contemporaines. C’est le cas de Soral, qui republie ces textes antisémites avec sa maison d’édition Kontre Kulture, sans se cacher. Je suis persuadée qu’il est autant anti-musulman qu’antisémite, mais il utilise les premiers pour les lier contre les seconds. Tant Soral que Dieudonné ont beaucoup contribué à diviser les communautés.

C’est troublant de constater que finalement la Russie était déjà présente dans l’instrumentalisation de l’information il y a plus d’un siècle, tout comme aujourd’hui. Est-ce un hasard ?

Les Russes possèdent une histoire de propagandistes, notamment provenant du KGB, qui en font des experts. Et aujourd’hui, ils appliquent les même méthodes sur le Net. L’une de ces méthodes, c’est d’induire la confusion. Russia Today, qui est l’un des médias phares du Kremlin, n’hésite pas à publier des versions contradictoires de faits sur la même journée. C’est l’une des vieilles méthodes du KGB, aujourd’hui appliquée à l’échelle du monde grâce à Internet. Leur approche ne consiste pas tant à tenter d’influencer une ligne idéologique claire qu’à semer le trouble, afin que l’on ne sache plus très bien ce qu’il faut croire, ni qui, pour ensuite pouvoir prendre l’ascendant. Poutine est un produit de ce système. Je pense que nous sommes très naïfs par rapport à cela. C’est une machine puissante et bien organisée, typique des régimes autoritaires, c’est dans leur culture. En démocratie, on ne crée pas de machine de désinformation !

Les réseaux sociaux constituent-ils uniquement une caisse de résonnance de ces mécanismes ? Et comment comprendre l’opposition aux médias traditionnels ?

Les problèmes existent en amont, mais je pense qu’il ne s’agit pas uniquement d’une caisse de résonnance. Les acteurs de la propagande ont compris très tôt qu’il s’agissait d’un bon outil pour diffuser leurs propos, grâce à une propagation à la fois instantanée et horizontale. Cela casse la hiérarchie, ce qui pourrait être un élément positif. Mais cela pose aussi des problèmes puisque, aujourd’hui, la parole d’un expert est ainsi mise sur le même pied d’égalité que celle d’un troll lamda. Le « tout à l’horizontalité » entraîne une confusion extrême. Cela pose encore la question de la hiérarchie de l’information et de la place de la presse. Média et politique sont aujourd’hui perçus comme travaillant main dans la main pour le bon fonctionnement du système. Il y a quelque chose d’irrationnel et d’idéologique, lié au vieux fond de discours réactionnaire et anti-démocratique. Sans vouloir mettre le journalisme sur un piédestal, c’est aussi ce contre-pouvoir, la liberté de la presse, qui est attaqué. Même si l’on ne peut pas oublier qu’il y a eu des dérives de certains médias qui ont nourri la poliratisation ambiante, avec une politique du buzz et du clash, de la petite phrase et d’un certain entre-soi, particulièrement en France où ce sont les dix mêmes personnes qui donnent leur avis sur tout. C’est une logique de classe. Heureusement, je pense que cela évolue, l’on voit de plus en plus de médias qui se remettent en question et avouent leurs erreurs. Mais attention, ce n’est pas la cause de la haine, qui est, elle, d’ordre idéologique. La force de cette entreprise de propagande, c’est d’avoir offert un récit qui fait sens – même s’il est faux – et qui vient répondre à des douleurs contemporaines. Mais cela a œuvré à nous faire croire que tout n’est que récit en quelque sorte, avec un relativisme absolu, qui instrumentalise même la liberté d’expression. Le problème est abyssal, puisqu’un certain nombre de politiciens utilise également ces rhétoriques mensongères, et pas seulement Trump. Avec la crainte que tout cela profite à l’extrême droite, aux fachistes et identitaires, faute de pouvoir offrir une société qui donne envie. Comment faire pour recréer un avenir commun ? Peut-être en s’accrochant à ce qui fonctionne, à toutes ces petites initiatives qui font sens.