Avec des pistes pratiques et surtout une bonne dose d’optimisme, Marc Fleurbaey, professeur d’économie à l’Université de Princeton, croit au progrès social. Son leitmotiv : améliorer ce que l’on a sans pour autant passer par la « tabula rasa ». Les défis sont nombreux – mais surmontables – pour amender nature et société, deux éléments intimement liés.
Étayé par les travaux de chercheurs en sciences sociales, le Manifeste pour le progrès social. Une meilleure société est possible propose des solutions pragmatiques pour relever les défis actuels (crise environnementale, réchauffement climatique, biodiversité, mondialisation, inégalités, pauvreté, nouveaux conflits, migrations, intelligence artificielle, bioéthique, défis technologiques…). Face à l’urgence, aux nouvelles menaces qui se profilent dont celle d’une catastrophe environnementale irréversible, ce manifeste dessine des alternatives concrètes afin de « promouvoir la justice sociale et préserver l’environnement ». De l’invention de nouvelles formes participatives à la redynamisation des outils démocratiques, les combats pour la justice sociale et ceux en faveur de l’environnement ne font qu’un.
Le Manifeste part d’un bilan – l’état alarmant de la planète – pour en tirer des mesures capables de remédier aux désastres actuels (montée des populismes, des extrémismes, pollution, déforestation, creusement des inégalités, dérégulation des marchés…). Le sous-titre, Une meilleure société est possible, n’invoque pas la possibilité d’ »une autre » société mais d’une « meilleure ». L’ouvrage entend-il ainsi se placer sous le signe des réformes à apporter au système et non sous celui d’une contestation globale ?
Notre projet n’est pas, en effet, de tout remettre en cause, cela serait contre-productif. Il faut conserver ce qui peut être utile pour avancer, à commencer par un fonctionnement décentralisé de l’économie, ce qu’on appelle « l’économie de marché ». Les débats idéologiques du siècle dernier ont installé l’idée, fausse, qu’un réel progrès ne peut se faire qu’en faisant table rase des institutions en place. La tentation de « tout casser » est toujours forte, et le succès électoral des candidats qui se prétendent « antisystèmes » le démontre. Il faut résister à cette tentation. Cependant, même si notre projet s’appuie sur des réformes plutôt que des bouleversements complets, il peut déboucher sur une société vraiment différente, avec des relations sociales beaucoup moins inégales, en particulier dans le monde du travail. On peut conserver le marché et dépasser les rapports sociaux capitalistes ainsi qu’arrêter la destruction de l’environnement.
«Les gens ne demandent pas seulement du pain, mais aussi et avant tout de la dignité et de l’écoute». © Valentin Belleville/Hans Lucas-AFP
Votre manifeste collectif brise le découragement, rompt avec une résignation née du sentiment d’impuissance, à savoir d’affronter une situation mondiale devenue insoluble, incontrôlable et non transformable. Vous lancez un appel à l’action. L’espoir d’une meilleure justice sociale et d’une riposte à la débâcle environnementale vient-il de la société civile, d’une mobilisation des acteurs sociaux intimant les gouvernants à prendre les mesures qui s’imposent afin de ne pas sombrer dans le chaos ?
Les transformations sur le long terme viennent généralement de pressions de la base et d’évolutions spontanées des pratiques. Le rôle des politiciens est de formaliser les nouvelles normes, quand la société est mûre, plutôt que d’initier des changements profonds, même s’il y a des exceptions, notamment après les grandes crises ou guerres. L’acteur montant sur la scène sociale, c’est effectivement la société civile, un conglomérat incluant les ONG, les associations et syndicats, les entreprises, les collectivités locales, et des groupements plus informes, comme ceux qui ont fleuri autour de Nuit debout ou des gilets jaunes… Cela se passe aussi sur Internet, avec des pétitions en ligne qui font sensation de par leur rapidité à rassembler de nombreuses signatures. Les acteurs de la société civile ne poussent pas toujours vers le progrès social, on observe des mouvements réactionnaires (en particulier les groupes identitaires ou les religieux fondamentalistes). Mais l’évolution culturelle sur le long terme va dans le sens d’un plus grand respect des personnes dans leur diversité (genres, races, orientation sexuelle…), d’une plus grande inclusion. Le défi pour les différents acteurs de la société civile aujourd’hui, en particulier les ONG, c’est de s’internationaliser pour pouvoir opérer au même niveau que les grands intérêts économiques mondialisés, en particulier les entreprises transnationales.
Quelles sont, à vos yeux, les réformes les plus urgentes (institutionnelles et autres) à mener afin de réinventer le politique, de soustraire la sphère politique à la mainmise de la finance et de réduire le pouvoir des multinationales, des lobbies mercantiles ?
Les priorités concrètes varient selon le contexte. Par exemple, aux États-Unis l’urgence est de réduire l’influence de l’argent dans la politique, ou encore de renverser les pratiques qui excluent les noirs et les minorités du droit de vote. En France, l’urgence est plutôt dans la multiplication de formes participatives pour en finir avec notre « monarchie élective ». De façon plus générale, je voudrais proposer deux grandes lignes directrices. Premièrement, il faut traiter le système politique et médiatique (y compris les médias sociaux) comme un bien commun à protéger pour qu’il remplisse son rôle d’aide à la délibération et à la décision collective. Ce bien commun ne peut être ni privatisé ni étatisé, il y a donc là encore un rôle crucial pour la société civile. Revoir, donc, le financement de la politique et des médias, accentuer la transparence et améliorer la gouvernance, encadrer fortement le lobbying, changer les règles électorales pour éviter le parasitage par les petits candidats. Deuxièmement, il faut arrêter de confiner l’idéal démocratique à la politique. Il faut démocratiser toutes les décisions ayant un impact collectif. Démocratiser l’entreprise est un pas crucial pour démocratiser l’économie et réduire la fréquence des comportements de prédateurs avides qui essorent la main d’œuvre et font fi de l’environnement, accaparant les profits et reportant au maximum les coûts sur le reste de la société. Démocratiser et responsabiliser les grands organismes mondiaux (Conseil de sécurité de l’ONU, FMI, Banque Mondiale, BIT, OMS…) est également un enjeu important (de ce point de vue, l’avènement du G20 est une bonne chose, car non seulement il implique plus de pays, mais il est associé à une myriade d’acteurs de la société civile qui font des propositions et remontent leurs idées).
Faisant monter la société civile sur la scène de l’histoire, le mouvement des gilets jaunes traduit la colère légitime d’une fraction de la population et son exigence de se réapproprier sa liberté, son désir de mettre en place une autre société plus juste, plus égalitaire. Comment percevez-vous ce mouvement ? De quels espoirs, de quels changements possibles est-il porteur ?
Ce mouvement démontre deux choses. Premièrement, on ne peut pas réussir à préserver la planète sans résoudre les problèmes sociaux. C’est vrai à l’échelon national, comme le montrent les gilets jaunes en France, mais aussi l’élection de démagogues dans plusieurs pays (États-Unis, Italie, Brésil…), mais c’est aussi vrai à l’échelon mondial concernant les écarts de développement. Sans développement de l’Afrique, en particulier, nous allons droit dans le mur. Deuxièmement, les gens ne demandent pas seulement du pain, mais aussi et avant tout de la dignité et de l’écoute. Là encore, dans toutes les régions du monde il y a une demande forte de plus de participation, les gens veulent être acteurs de leur vie, et cela se décline de différentes façons selon les cultures. Les humains ne sont pas des moutons. Donc, il faut espérer que cette attente va être entendue, et que, par exemple, en France, le Grand Débat va inspirer des formes permanentes de participation et ne pas se résumer à une « opération de com ». Les mouvements comme celui des gilets jaunes sont porteurs d’espoirs mais aussi de risques, car les chemises brunes sont toujours en embuscade, prêtes à profiter de la situation avec des slogans démagogiques et haineux.