Mis à mal par l’ultralibéralisme, les multinationales et la raréfaction du travail, le modèle de l’État-providence n’est pas pour autant obsolète. Mais pour perdurer, il doit vivre avec son temps et s’adapter à la conjoncture.
L’État-providence trouve ses racines dans la « question sociale » qui émerge dans le débat public des pays occidentaux au cours du XIXe siècle. On désigne ainsi les problèmes liés à l’urbanisation et l’industrialisation qui poussent les classes dominantes à craindre des troubles sociaux. Ces classes tendent à considérer la pauvreté comme la conséquence de caractéristiques morales individuelles, et non du fonctionnement de la société.
Ce n’est qu’avec les travaux de Louis-René Villermé, considéré comme le fondateur de la médecine du travail, dans le Tableau de l’état physique et moral des ouvriers qu’a lieu une révolution copernicienne dans l’approche de la question sociale en 1840. En montrant notamment que les habitants venant de quartiers ouvriers sont en moyenne plus petits que ceux venant de quartiers bourgeois, il démontre comment les conditions de travail peuvent expliquer les conditions de vie des classes populaires.
Les « risques sociaux » comme fondement
C’est à la fin du XIXe siècle qu’apparaît l’idée de « risques sociaux », c’est-à-dire d’événements qui remettent en cause la possibilité de gagner sa vie et dont les conséquences sont considérées comme devant être prises en charge par la société dans son ensemble, car ils ne relèvent pas de la seule responsabilité de l’individu. Outre un choix avant tout politique, la définition des risques sociaux dépend de son assurabilité, car le système de protection sociale repose sur le principe de la mutualisation des risques. Il est nécessaire que les probabilités de subir un événement soient indépendantes d’un individu à l’autre pour que les risques se compensent. La Belgique reconnaît aujourd’hui quatre risques sociaux : la santé, la vieillesse, la famille et l’emploi.
Le modèle de protection sociale belge est inspiré du modèle bismarckien né en Allemagne dans les années 1880 et qui repose sur un principe fondamental : les droits découlent de l’emploi ou d’un lien de parenté avec le titulaire d’un emploi. Les prestations sont alors proportionnelles aux cotisations et donc liées au salaire, comme les allocations de chômage.
L’État-providence fragilisé
Si la fin de la Seconde Guerre mondiale et les Trente Glorieuses marquent l’apogée de l’État-providence, depuis la fin des années 1970, il est progressivement remis en cause. Trois phénomènes expliquent cette fragilité grandissante.
Le premier est la pensée ultralibérale, à l’influence aujourd’hui prépondérante dans la classe politique, qui considère que l’État doit se retirer de l’économie pour n’être qu’un « veilleur de nuit ». Son seul rôle doit être de protéger la propriété privée et de garantir la concurrence « pure et parfaite ». Telle une entreprise, il doit rationaliser son fonctionnement, rendre son activité rentable et donc couper dans les aides sociales.
La deuxième cause est le contournement croissant de l’État-providence. L’État est fondé sur le monopole de la violence mais aussi de la fiscalité sur un territoire donné. Une entreprise locale n’a pas d’autre choix que de payer ses impôts dans le territoire sur lequel elle exerce son activité. Mais ce monopole fiscal est aujourd’hui remis en cause par les multinationales qui mettent, au contraire, en concurrence les différents pays entre eux. Cela pousse les gouvernements au moins-disant fiscal et donc social.
La dernière explication, de loin la plus importante, est la raréfaction du travail sur lequel est fondé tout le système de protection sociale. Un rapport publié en novembre 2017 par McKinsey Global Institute1 affirme que grâce aux technologies d’aujourd’hui, 50 % de la main-d’œuvre est automatisable. S’il reste encore à voir à quelle vitesse le travail disparaîtra véritablement, il est certain que, dans les années à venir, une part croissante de l’emploi sera automatisable et automatisée.
Le défi des enjeux du XXIe siècle
Face à la raréfaction du travail, aux inégalités de la répartition des richesses et à la polarisation de la société, il est absolument nécessaire qu’un État-providence digne de ce nom soit réinventé. Et pour cela, il faut mener un véritable changement de paradigme du point de vue des recettes, mais aussi des dépenses.
Si ce n’est pas l’État-providence qui est obsolète, c’est bien le modèle bismarckien qui l’est. Les risques sociaux sont en passe de devenir inassurables du fait que la probabilité de chômage dans la population augmente inexorablement. Autrement dit, les dépenses augmentent, car les chances d’être au chômage s’accroissent également, alors que les recettes diminuent mécaniquement avec la raréfaction du travail. Pour équilibrer les comptes publics, nos dirigeants sont alors obligés d’adopter la politique du « rabot » : chaque année, il faut trouver où réduire les dépenses de protection sociale.
Une métamorphose nécessaire
Pour conserver l’État-providence, il est aujourd’hui impératif de dissocier le travail des droits sociaux : les recettes ne doivent plus être dépendantes du taux d’emploi et la possession d’un emploi ne doit plus être la condition pour l’accès aux droits sociaux. Ainsi, au modèle bismarckien s’oppose le modèle beveridgien, né au Royaume-Uni dans les années 1940, avec l’économiste keynésien William Beveridge. Il se fonde non pas sur un système d’assurance mais sur un modèle d’assistance : les aides sont accordées sans contrepartie de manière universelle (tous les résidents d’un territoire sans condition ont accès aux droits sociaux) et uniforme (les prestations sont versées en fonction des besoins).
Quelles peuvent être les nouvelles recettes de l’État-providence ? Si le travail disparaît, avec l’automatisation l’économie continue de fleurir, les impôts imaginables pour financer l’État-providence sont innombrables. Une source pourrait être la « taxe Sismondi » qui imposerait le travail des machines, robots et logiciels en lui appliquant le même barème que celui qui vaut pour les êtres humains qu’ils remplacent.
Et pour véritablement faire face aux enjeux sociaux actuels, pourquoi ne pas rendre gratuit l’indispensable : l’alimentation, le logement, les vêtements, la santé, l’éducation, les transports et même la connectivité ? Distinguer le nécessaire du superflu et opter pour deux régimes économiques distincts serait une piste. L’État-providence du XXIe siècle pourrait alors assurer un socle commun d’accès aux biens fondamentaux et à une vie décente.
1 « Jobs lost, jobs gained : what the future of work will mean for jobs, skills and wages. »